Publication finale

Les atouts du fédéralisme pour les droits humains

Publié le 28.09.2022

Introduction

Cas pratique : Un canton ne respecte pas des normes minimales

La prison de Champ-Dollon, dans le canton de Genève, est surpeuplée depuis des années. Cet établissement conçu pour 398 personnes en a hébergé jusqu’à 900, ce qui correspond à un taux de suroccupation de 233 %. Des organismes tant nationaux qu’internationaux actifs dans le domaine des droits humains ont à plusieurs reprises qualifié d’intenables les conditions de détention qui y règnent. En 2014, le Tribunal fédéral a considéré, dans un arrêt de principe, que le manque de place conjugué à d’autres éléments tels que les longs isolements était susceptible de bafouer la dignité humaine. Or, sept ans après cette prise de position on ne peut plus claire, les problèmes persistent, puisque la surpopulation était encore de 151 % à la fin 2020.

Cas pratique : Le Conseil fédéral présente des rapports incomplets

En décembre 2020, le Conseil fédéral a adopté le dernier rapport périodique de la Suisse sur l’application de la Convention des droits de l’enfant. Au sujet de l’inclusion des enfants porteurs de handicap dans les écoles ordinaires, il se limitait à indiquer que la législation de plusieurs cantons prévoyait la primauté de la scolarisation intégrée sur la scolarisation séparée ; il ne précisait pas dans combien de cantons c’est le cas (trois, quatre, dix ?), ni comment les autres cantons encouragent l’intégration de ces élèves. Pour ce qui est des enfants sans permis de séjour, il assurait dans ce même rapport que leur scolarisation était pratique courante dans la plupart des cantons, et notamment dans les centres urbains de Genève, Zurich, Bâle-Ville et Berne, sans préciser dans quels cantons la scolarisation des enfants sans-papiers n’est pas assurée, ni ce que la Confédération entreprend pour y remédier. Et il ne s’agit pas là du seul rapport de la Suisse à l’intention des Nations Unies qui dresse un tableau incomplet de la situation dans les cantons et ne fournit par conséquent pas une image représentative de la situation des droits humains dans notre pays.

Tout comme la démocratie, le fédéralisme peut consolider les droits fondamentaux et les droits humains ou au contraire entraver leur réalisation1. S’il permet aux cantons et aux communes de se mettre à l’écoute des citoyen·ne·s pour concrétiser droits et libertés, d’expérimenter de nouveaux droits et mécanismes d’application ainsi que de consolider et d’étendre les droits humains, dans une démarche ascendante, il peut aussi retarder la mise en œuvre de nouvelles dispositions et compliquer les procédures contre les violations de ces droits. Tout l’enjeu consiste par conséquent à faire en sorte que le fédéralisme favorise le plus possible les droits humains. La question de savoir comment y parvenir est l’objet du présent article.

Analyse

Au sein des organismes internationaux de défense des droits humains, le fédéralisme est souvent vu comme un danger. Les di érents organes de traités des Nations Unies se sont presque tous déclarés préoccupés par la structure fédéraliste de la Suisse – ainsi que par celle d’autres États fédéraux –2, exigeant périodiquement davantage d’engagement de la Confédération, soit sous forme d’une meilleure coordination, soit sous celle d’une harmonisation de la législation à l’échelle fédérale3. Dans les milieux suisses de défense des droits humains également, des voix s’élèvent régulièrement pour réclamer des interventions descendantes4.

Un retour sur l’histoire suisse suffit à faire comprendre que les solutions nationales ne sont pas forcément synonymes de progrès et que la Confédération ne fait souvent que reprendre les pratiques de cantons ou communes novateurs. Pendant longtemps en effet, les cantons ont été les principaux moteurs du développement des droits fondamentaux5. Lorsque le Tribunal fédéral, au milieu du XXe siècle, commence à reconnaître des droits fondamentaux non écrits, il s’inspire de leurs constitutions. Ainsi, au moment de faire du droit à la liberté personnelle un droit fondamental non écrit, en 1963, il motive sa jurisprudence par le fait que cette liberté jouit déjà d’une protection étendue dans la plupart des constitutions cantonales6. Et aujourd’hui encore, plusieurs constitutions cantonales garantissent des droits qui, à l’échelon fédéral, ne sont pas reconnus, ou du moins de manière plus restrictive. Le droit à un environnement sain, par exemple, figure depuis 2012 dans la constitution du canton de Genève, alors que ce n’est que tout récemment, près de dix ans plus tard, qu’un tel droit a été reconnu par les Nations Unies7. Le débat autour de l’inscription de ce droit dans la Constitution fédérale, lui, ne fait que commencer8.

Dans le domaine des droits politiques également, divers exemples montrent que l’autonomie accordée aux régions peut être source de nouveaux droits : plusieurs cantons et communes de Suisse ont accordé le droit de vote ou d’éligibilité aux étrangers et étrangères9, aux jeunes10 et aux personnes incapables de discernement11, alors qu’à l’échelon fédéral les tentatives d’étendre les droits politiques ont toutes échoué jusqu’ici (voir le chapitre 6).

L’importance de l’autonomie cantonale tient aussi au fait que de nombreux problèmes du vivre-ensemble se manifestent d’abord au niveau local. Les échelons les plus bas d’un État constituent par conséquent des antennes fiables pour identifier les nouvelles menaces ainsi que les nouveaux besoins et enjeux. En cas de crise, cantons et communes sont en outre capables de réagir de manière plus rapide et plus souple que Berne. On l’a très bien vu pendant la pandémie de COVID-19 : ce sont les villes qui ont réagi lorsqu’il s’est avéré que l’aide sociale ordinaire, conditionnée par la législation sur la migration, excluait de nombreuses personnes dans le besoin. La ville de Zurich, par exemple, a alors lancé un projet pilote de soutien financier aux personnes qui ne pouvaient bénéficier de l’aide sociale par crainte des conséquences12.

Ces exemples montrent bien que l’uniformisation du droit ne saurait être un objectif en soi de la protection des droits humains sur le plan international et sur le plan national. Il s’agit plutôt de garantir des normes minimales qui fixent un seuil à respecter13. Il est non seulement permis, mais aussi souhaité, que les pays, cantons ou communes prévoient une protection plus étendue. Les innovations à l’échelle locale garantissent la capacité d’adaptation des droits humains et encouragent les évolutions sur le plan régional comme mondial.

Le fédéralisme et la variété de solutions qui est son corollaire peuvent donc avoir un effet favorable sur les droits humains. Le contraire peut aussi être vrai, comme le montrent les cas pratiques présentés en début de chapitre. Les voix qui, en Suisse ou à l’étranger, dénoncent une répartition floue des compétences ainsi que des inégalités choquantes pointent du doigt de sérieuses lacunes qui ne sont pas sans lien avec la structure fédéraliste de la Suisse. Les principaux chantiers dans le domaine sont les suivants :

  • les mécanismes garantissant le respect des normes minimales internationales et nationales par les cantons et les communes ;
  • le processus d’apprentissage mutuel entre Confédération, cantons et communes ;
  • la communication et la coordination, verticales et horizontales, lors de l’application des obligations internationales dans un État à trois niveaux.

Dans les pages qui suivent, nous examinons ces trois aspects et présentons des moyens susceptibles d’aider à mieux tirer profit du potentiel du fédéralisme pour les droits humains.

Définition et application des normes minimales par les tribunaux

Le droit fédéral – et donc le droit international également – prime le droit can- tonal et le droit communal14. Cantons et communes jouissent par conséquent d’une autonomie limitée lorsqu’il s’agit d’appliquer les droits humains. Il ne leur est notamment pas permis d’adopter des dispositions qui ne rempliraient pas les normes minimales prévues par le droit fédéral et le droit international. S’ils le font malgré tout, c’est entre autres parce que ces normes minimales ne sont pas toujours clairement définies et qu’il n’existe pas de moyens effectifs de les faire respecter, ou que ces moyens ne sont pas utilisés.

Les traités internationaux en matière de droits humains contiennent des garanties justiciables et des garanties programmatiques. Les garanties justiciables sont celles que toute personne lésée peut faire valoir directement devant une cour de justice. Le Tribunal fédéral joue un rôle déterminant dans l’application de ces garanties, puisqu’il lui revient de concrétiser les droits, de fixer des normes minimales et de critiquer les pratiques qui ne respecteraient pas ces normes. Il assure par conséquent une certaine harmonisation sur le plan national. Que plusieurs domaines importants pour les droits humains – tels que la police ou l’aide sociale – soient de la compétence des cantons constitue même un avantage, car les lois cantonales, contrairement aux lois fédérales, peuvent être examinées sans restriction par un tribunal et abrogées si elles violent un droit fondamental (voir le chapitre 1).

Les obligations programmatiques s’adressent en premier lieu au pouvoir législatif. Elles sont contraignantes, mais leur formulation plutôt vague et générale les rend plus difficiles à faire respecter. Si le législatif ne les concrétise pas, la justice se trouve privée de ses moyens traditionnels, qui consistent à invalider des décisions. Les exemples de bonnes pratiques ci-dessous montrent toutefois que les tribunaux peuvent tout à fait aussi jouer un rôle lorsque la responsabilité de concrétiser un droit humain revient principalement à un parlement.

Good Practice: Konkretisierung Mindeststandard durch Bundesgericht

En 2010, le Grand Conseil zougois refuse de reconduire la commission cantonale de l’égalité, sans prendre aucune mesure de remplacement. Le Tribunal fédéral est alors amené à juger si le canton de Zoug se soustrait ce faisant à son devoir, inscrit dans la Constitution fédérale et la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF)15, de promouvoir l’égalité effective entre femmes et hommes. Il parvient certes à la conclusion que ce n’est pas le cas, mais fixe dans son arrêt des normes institutionnelles minimales qui découlent du droit supérieur : les cantons sont tenus de charger un ou des organe(s) de promouvoir l’égalité ; ils doivent déterminer les compétences de ces organes, leur octroyer suffisamment de personnel et de ressources financières et veiller à ce qu’ils disposent des compétences professionnelles nécessaires16. Ces normes minimales limitent certes la liberté d’action des cantons, mais ne les empêchent pas de décider, par exemple, s’ils veulent charger un service ou une commission de ces tâches, ou s’ils préfèrent honorer cette obligation en optant pour une solution décentralisée17.

Good Practice: Reasonableness-Test

L’Afrique du Sud, contrairement à la Suisse, considère les droits économiques, sociaux et culturels comme des garanties justiciables, c’est-à-dire des droits qui peuvent être revendiqués en justice. Le législatif jouissant toutefois d’une grande latitude pour les appliquer, le Tribunal constitutionnel sud-africain a mis au point le reasonableness test (examen du caractère raisonnable) : les autorités doivent prouver qu’elles ont pris toutes les mesures possibles et adéquates pour remplir leurs obligations. Si elles ne parviennent pas à démontrer qu’elles ont adopté les dispositions nécessaires et octroyé les financements requis, le tribunal conclut à une violation des droits humains18.

En Suisse, contrairement à l’Afrique du Sud, il est rare que le Tribunal fédéral concrétise des obligations programmatiques dans ses arrêts, comme il l’a fait dans celui sur la commission de l’égalité zougoise. Ce constat s’applique également au domaine de compétences de la Confédération, mais c’est bien dans le domaine de compétences des cantons qu’il pose davantage de problèmes, car cela peut conduire à des différences considérables entre cantons et les moyens de contrôle sont limités. Il serait donc essentiel que le Tribunal fédéral joue un rôle plus actif dans la concrétisation et l’application des droits humains reconnus sur le plan international, et l’Afrique du Sud peut servir de modèle en la matière (recommandation a).

Étendre la surveillance fédérale

L’affaire de la commission de l’égalité du canton de Zoug a fini devant le Tribunal fédéral parce que des particuliers avaient saisi cette cour. On ne saurait cependant laisser aux seuls particuliers ou associations le soin de recourir contre les décisions des cantons ou des communes contraires aux droits fondamentaux et aux droits humains inscrits dans la Constitution fédérale ou le droit international. Il s’agit là plutôt d’une tâche classique de surveillance fédérale, même si la pratique actuelle en est encore loin19. Par surveillance fédérale, on entend ce qu’entreprend la Confédération pour garantir que les cantons et les communes respectent la primauté du droit fédéral (droit international y compris). Ce sont surtout le Conseil fédéral, ou des services de l’administration publique dépendant de lui, qui l’exercent20.

On admet généralement que la surveillance fédérale s’étend tant au domaine de compétence propre des cantons qu’à leur domaine de compétence délégué21. Dans la pratique, cette surveillance se limite toutefois la plupart du temps au domaine de compétence délégué, c’est-à-dire aux champs dans lesquels les cantons mettent en œuvre des lois fédérales, comme l’aménagement du territoire ou le droit des étrangers, mais pas à leur domaine de compétence d’origine, comme la police, l’instruction publique ou l’aide sociale. Cette situation s’explique en grande partie par l’évolution historique de la répartition des compétences. À l’origine, le domaine de compétence propre comptait peu de dispositions d’ordre supérieur que les cantons et les communes auraient pu ne pas respecter. Les choses ayant changé avec la création des catalogues internationaux et nationaux des droits humains, il convient de repenser la surveillance fédérale. Il est intolérable que la Confédération ne bronche pas quand, par exemple, un canton viole la Constitution fédérale et le droit international en introduisant, malgré l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) condamnant la prohibition de la mendicité22, une interdiction de mendier. La liberté des cantons trouve ses limites dans les normes minimales du droit international, des normes que concrétise la cour de Strasbourg dans le cas traité ici.

On comprend donc l’importance de doter la Confédération d’instruments efficaces pour contrôler le respect par les cantons des normes minimales découlant du droit international et du droit constitutionnel et exercer ainsi sa fonction de surveillance. Nous lançons ici une réflexion pour déterminer comment faire en sorte que trois outils de la surveillance fédérale23 – l’approbation des actes législatifs cantonaux, les directives générales et le recours formé par une autorité – puissent être davantage utilisés pour consolider les droits humains24. Le choix du moyen adéquat dans un cas concret dépend entre autres de la disposition bafouée et de la gravité de la violation, mais aussi des compétences respectives, notamment s’il s’agit plutôt d’une compétence cantonale propre ou déléguée25.

Approbation obligatoire pour les actes législatifs cantonaux

La Constitution fédérale dispose que les lois fédérales peuvent dans certains cas prévoir une approbation obligatoire pour les actes législatifs cantonaux26, dans le but d’éviter l’application de dispositions cantonales contraires au droit fédéral. Les deux exemples de bonnes pratiques qui suivent illustrent comment cette obligation est utilisée, ou pourrait l’être, dans le but de garantir le respect d’obligations en matière de droits humains.

Good Practice: Genehmigung kantonaler Ausführungsbestimmungen

Le code pénal permet aux cantons de déléguer à titre d’essai l’exécution de peines privatives de liberté à des établissements privés, mais exige d’eux qu’ils soumettent leurs dispositions d’exécution à la Confédération pour approbation27. Dans son message, le Conseil fédéral ne dit rien des raisons qui l’ont amené à introduire cette obligation d’approbation28. Quelle que fût son intention, la Confédération pourrait recourir à cette obligation pour s’assurer que les cantons assument leurs obligations en matière de droits humains dans le domaine de la détention privatisée également. L’examen mené à cette occasion pourrait notamment porter sur la question de savoir si les dispositions d’exécution prévoient des moyens adéquats d’exercer la surveillance29.

Le régime obligatoire de l’approbation des actes législatifs présente le grand avantage d’intervenir en amont, c’est-à-dire avant que les droits des personnes ne soient bafoués. Il s’agit en revanche d’un instrument plutôt lourd, qui pèse sur l’autonomie des cantons. Là où il s’applique déjà, ce régime peut toutefois lui aussi être utilisé pour consolider les droits humains. On pourrait également l’introduire dans des domaines dans lesquels ces droits sont particulièrement susceptibles de ne pas être respectés. Cette solution n’est cependant envisageable que dans les domaines de compétence de la Confédération, comme la surveillance relative aux placements d’enfants hors de leur environnement familial (recommandations b et c)30.

Good Practice: Genehmigung kantonaler Richtpläne

Le nomadisme étant protégé par les droits fondamentaux et les droits humains, la Suisse doit veiller à proposer suffisamment d’aires de séjour pour les gens du voyage31. En vertu du droit international, cette obligation incombe à la Confédération, mais au niveau national les compétences en la matière reviennent dans une large mesure aux cantons et aux communes. La Confédération dispose toutefois d’un levier pour agir sur l’application des obligations découlant du droit international, puisque les cantons sont tenus de lui soumettre leurs plans directeurs pour approbation32. Depuis quelques années, l’Office fédéral du développement territorial prend effectivement en compte les besoins des gens du voyage au moment d’examiner les plans directeurs cantonaux. Il a ainsi subordonné l’approbation de modifications des plans directeurs du canton de Schaffhouse et du canton de Schwyz à la mise à disposition des gens du voyage d’aires de séjour ou de transit33.

Directives générales

Un autre moyen d’exercer la surveillance est d’édicter des directives générales. Ces directives, souvent nommées « circulaires », ont pour objectif de garantir une certaine uniformité dans l’application du droit. La Confédération n’a pas besoin de bases légales pour les formuler, et elle peut aussi le faire dans les champs de compétence propres des cantons. Si elle n’est pas censée s’en servir pour contourner les mécanismes en place afin d’harmoniser des domaines qui ne relèvent pas de sa compétence, elle peut néanmoins les utiliser pour informer les autorités cantonales et communales des obligations qui découlent de la Constitution fédérale et des conventions internationales et leur enjoindre de respecter ces normes34. Les droits humains étant en évolution constante, les directives constituent un instrument utile pour présenter aux cantons un état des lieux des obligations en la matière et préciser les normes minimales à respecter dans ce domaine35. Là où les droits humains offrent une liberté d’appréciation et où il existe de nombreuses possibilités de les concrétiser, c’est néanmoins à la collectivité compétente qu’il revient de décider comment elle compte agir35.

S’il est rare que des directives générales soient consacrées spécifiquement à la concrétisation des garanties constitutionnelles et internationales36, il en existe toutefois plusieurs qui précisent des dispositions relatives aux droits humains ou rendent attentif, par exemple, aux conséquences d’arrêts de la CourEDH, ce qui est à saluer (recommandation d)37 :

Good Practice: Kreisschreiben EGMR-Urteil

Dans une circulaire adressée aux offices AI cantonaux, l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) a précisé les conséquences de l’arrêt rendu par la CourEDH dans l’affaire Di Trizio c. Suisse38. La Cour avait estimé que la méthode mixte utilisée pour déterminer le degré d’invalidité des personnes travaillant à temps partiel conduisait à une discrimination indirecte des femmes. Se fondant sur cet arrêt, l’OFAS a défini de manière abstraite les cas dans lesquels la méthode mixte ne devait plus être appliquée, car elle aurait constitué une violation du droit au respect de la vie familiale combiné à l’interdiction de la discrimination39.

Good Practice: Kreisschreiben politische Gleichstellung

Malgré l’obligation de la Suisse de veiller à l’égalité effective des genres40, les femmes restent sous-représentées dans de nombreux organes politiques41. Dans sa circulaire concernant l’élection 2019 du Conseil national, le Conseil fédéral priait par conséquent les gouvernements cantonaux d’attirer l’attention du corps électoral sur une éventuelle sous-représentation des femmes dans leur canton. Il renvoyait aussi au « Guide à l’usage des groupes voulant lancer des candidatures », dans lequel la Chancellerie fédérale propose des mesures concrètes, dont le cumul officiel, qui consiste à faire figurer deux fois une candidature (féminine) sur une liste préimprimée42.

Le recours formé par une autorité

Le recours des autorités, que prévoit la loi sur le Tribunal fédéral43, donne la possibilité à la Chancellerie fédérale et aux départements fédéraux de recourir, dans leur domaine d’attribution, contre les actes des cantons, et cela sans devoir adopter de base légale supplémentaire44. Cet instrument est traditionnellement utilisé pour contrôler l’application par les cantons du droit administratif fédéral, mais il constituerait aussi un outil adapté pour faire appliquer la Constitution fédérale et les obligations découlant du droit international. La Confédération est en effet garante de l’unité de l’ordre juridique. Dans un État fédéral qui permet à ses membres de violer la Constitution ou le droit international dans leurs champs de compétence, l’État de droit est gravement compromis. Il ne faut en effet pas oublier que l’autonomie des cantons et des communes est limitée, et que Constitution et droit international exigent de faire respecter ces limites.

À l’heure actuelle, une autorité fédérale pourrait déjà se servir de ce type de recours pour, dans un cas d’espèce, faire respecter des engagements internationaux qui tombent sous la compétence de la Confédération et qui concernent donc la législation fédérale45 ; mais ces cas sont rares. Concrétiser cet instrument et l’étendre au domaine de compétence propre des cantons aurait l’avantage de conférer à la Confédération un moyen efficace contre les cantons négligents (recommandation e).

Stimuler la concurrence, une façon d’aller au-delà des garanties minimales

Pour concrétiser les droits humains, il est judicieux non seulement de faire en sorte que le fédéralisme ne soit pas un obstacle, mais aussi d’exploiter le potentiel de la répartition décentralisée des compétences. Ce sont ces dynamiques que nous abordons dans cette partie. De quel soutien ont besoin les cantons et les communes pour devenir le « laboratoire d’idées » si souvent évoqué ? Comment stimuler une saine concurrence entre cantons ?

Aides financières

Cela peut paraître trivial, mais les cantons et les communes doivent disposer de ressources suffisantes si l’on veut qu’ils tirent parti de leur créativité. Il est improbable qu’ils lancent ou testent de nouveaux projets ou de nouvelles idées lorsque leur personnel et leurs moyens financiers leur permettent tout juste de gérer les affaires courantes. La Confédération soutient déjà financièrement la promotion des droits humains46, et les cantons et les communes peuvent normalement demander des aides, ce qu’ils font d’ailleurs47. Il faut toutefois mener une réflexion pour voir comment mieux ajuster ces soutiens financiers aux besoins des cantons et des communes (recommandation f).

Échange de bonnes pratiques, examens périodiques universels et classements

Les initiatives novatrices lancées à l’échelle des cantons et des communes méritent une meilleure visibilité, car cela favorise l’émulation. Concrètement, il s’agit par exemple d’organiser des colloques pour faire connaître des projets et échanger de bonnes pratiques. Le séminaire de la Fondation « Assurer l’avenir des gens du voyage suisses », qui permet aux communes d’échanger sur la création d’aires de séjour, en est un bon exemple48. Les sites web, qui présentent des exemples de bonnes pratiques et proposent des outils, – comme celui du CSDH sur la mise en œuvre dans les cantons de la Convention relative aux droits des personnes handicapées49 (cdph-exemplespratiques.ch), ou encore celui de Gerontologie.ch sur les communes « amies des aîné·e·s » (altersfreundliche-gemeinde.ch) – peuvent aussi servir à diffuser idées et connaissances (recommandation g).

À l’échelon des Nations Unies, ce sont les examens périodiques universels (EPU) qui permettent de tels échanges d’idées et de bonnes pratiques, puisque les États membres se présentent mutuellement des rapports sur la situation des droits humains à l’intérieur de leurs frontières. Le pays sous rapport, en exposant ce qu’il entreprend pour protéger les droits humains, peut inciter ses pairs à prendre de nouvelles mesures. Les recommandations que lui adressent les autres États lui fournissent en retour des idées sur la manière de mettre en place des mécanismes efficaces.

Cette manière de procéder est tout à fait transposable à l’échelon national d’un État fédéral. En Suisse, on pourrait par exemple envisager de se doter d’un « EPU suisse » annuel, lors duquel on examinerait la situation de trois cantons. Ces derniers auraient par là l’occasion de dresser un état des lieux des droits humains dans leur territoire, qui serait complété par des rapports de la société civile et de la Confédération. Les autres cantons pourraient adresser des recommandations à ceux qui seraient sous revue. Une telle procédure aurait non seulement l’avantage de sensibiliser à la question des droits humains dans les cantons, mais aussi de fournir une meilleure vue d’ensemble et de disposer de données plus précises pour rédiger les rapports à présenter aux organismes internationaux (recommandation h).

Un pas de plus pourrait être accompli en instaurant un classement des cantons, établi par la future Institution nationale des droits humains, par exemple. On pourrait pour ce faire s’inspirer du State Equality Index de l’organisation étasunienne Human Rights Campaign, qui établit un comparatif des politiques des États fédéraux envers les personnes LGBTIQ* et le présente sous forme synthétique50. Cette méthode à fort impact public serait, elle aussi, susceptible de faire progresser la politique suisse en matière de droits humains (recommandation i).

Améliorer la collaboration entre Confédération et cantons

La ratification des conventions relatives aux droits humains relève de la compétence de la Confédération51, mais la concrétisation de ces instruments se fait en bonne partie à l’échelon cantonal. Ce partage des responsabilités est régulièrement source de tensions entre Confédération et cantons, par exemple dans le cadre de la procédure de rapport par pays (voir le cas pratique « Le Conseil fédéral présente des rapports incomplets ») et du suivi des recommandations.

En 2012 et 2013, dans une de ses études, le CSDH avait par conséquent formulé une série de recommandations visant à améliorer la communication et la coordination entre Confédération et cantons52. Pour ce qui est des procédures de rapport, il proposait d’uniformiser les différentes procédures d’élaboration de rapports, de créer un mécanisme de coordination et de désigner des interlocuteurs·trices à tous les niveaux53. Pour améliorer le suivi des recommandations, il suggérait que Confédération et cantons se concertent pour analyser les observations finales des organes onusiens et les classer par ordre de priorité54.

La situation a évolué depuis cette analyse du CSDH, tant pour ce qui est de la communication et de la coordination que pour ce qui est du suivi des recommandations. Depuis 2015, la Conférence des gouvernements cantonaux coordonne les cantons dans le cadre des rapports par pays. Elle rassemble les informations nécessaires, les transmet sous forme agrégée au service fédéral compétent et représente les cantons au sein du Groupe interdépartemental « Politique internationale des droits de l’homme » (KIM, pour Kerngruppe internationale Menschenrechtspolitik)55. Quant au KIM, il a approuvé en 2016 un concept de coordination light pour les rapports par pays, en vertu duquel la coordination est systématiquement inscrite à l’ordre du jour des séances semestrielles. L’Office fédéral de la justice, qui chapeaute le tout, tient une liste de tous les traités internationaux, un calendrier de toutes les procédures de rapport ainsi qu’une liste des interlocuteurs·trices des divers services56.

Pour ce qui est du suivi, si la démarche d’application des recommandations n’est pas encore unifiée et systématique57, il existe maintenant de bons exemples de processus de suivi rigoureux. Pour la CEDEF, une feuille de route a ainsi été établie : elle liste toutes les recommandations et les traduit en mesures concrètes, et les offices fédéraux compétents ainsi que les délégué·e·s cantonaux et communaux à l’égalité déterminent un ordre de priorité parmi les mesures58. S’agissant de la Convention des droits de l’enfant59, la Confédération, les cantons et la société civile ont élaboré un tableau commun qui indique, pour chaque recommandation, les services fédéraux et cantonaux compétents ainsi que les coopérations possibles avec les ONG60. Quant au Pacte social des Nations Unies61, il a aussi fait l’objet d’une analyse commune de la part de la Confédération et des cantons62, mais les résultats concrets ne sont pas publiés.

Dans l’idéal, les rapports par pays et les suivis se succèdent sans interruption, pour constituer un processus continu63 : les rapports de l’État examiné servent de base aux organes onusiens pour formuler leurs recommandations. La manière dont l’État partie va analyser ces recommandations, se fixer des priorités, définir les services compétents ainsi que concevoir et mettre en route des mesures forme à son tour la base du prochain cycle de rapports. Ce processus doit se fonder sur une stratégie bien définie (voir l’exemple de bonne pratique « Concept de mise en œuvre de la Convention d’Istanbul ») et faire l’objet d’un suivi rapproché. La création d’un service de coordination permanent doté d’une mission détaillée aurait l’avantage non seulement de garantir une continuité, mais aussi de rendre le processus transparent (recommandations j et k)64.

Good Practice: Umsetzungskonzept Istanbul-Konvention

Fédéralisme oblige, l’application de la Convention d’Istanbul65 est du ressort tant de la Confédération que des cantons. Conscients que dans ce contexte, la mise en œuvre coordonnée prévue à l’article 7 de ce traité prend une importance toute particulière, Confédération et cantons se sont dotés d’une stratégie commune. Ce document détaille non seulement la répartition des compétences entre cantons et Confédération mais il précise aussi le processus des rapports et du suivi des recommandations du Conseil de l’Europe, la logique entre rapports et suivi, et la manière dont la société civile est associée à la démarche66.

Recommandations

Pour une protection efficace des droits humains en Suisse :

a Le Tribunal fédéral joue un rôle actif dans la concrétisation des engagements en matière de droits humains. Dans le domaine des obligations programmatiques, il exige des autorités compétentes qu’elles démontrent avoir adopté les dispositions nécessaires et octroyé les financements requis.
b Les autorités fédérales vérifient si les actes législatifs cantonaux soumis à approbation sont compatibles avec les engagements en matière de droits humains.
c Le législateur fédéral introduit une obligation d’approbation pour les actes législatifs cantonaux qui concernent des domaines de la compétence de la Confédération dans lesquels les droits humains sont particulièrement à risque.
d Les cantons et les communes s’appuient sur les directives générales pour la mise en œuvre des engagements relatifs aux droits humains.
e Les normes minimales en matière de droits humains sont appliquées par le biais du recours des autorités.
f Les aides financières de la Confédération pour la concrétisation des droits humains sont adaptées aux besoins des cantons et des communes.
g Confédération, cantons et communes échangent leurs bonnes pratiques en matière d’application des droits humains, lors de colloques ou par le biais des sites web par exemple.
h Confédération et cantons organisent régulièrement un « EPU suisse » lors duquel ils examinent tour à tour la situation des droits humains d’un certain nombre de cantons.
i La future Institution nationale des droits humains est chargée de comparer et d’évaluer la situation des droits humains dans les cantons ainsi que de publier périodiquement un classement des cantons en la matière.
j Confédération et cantons analysent ensemble les recommandations faites par les organes de traités internationaux, établissent un ordre de priorité parmi ces recommandations et désignent les organes responsables de l’application des mesures et du relevé des données nécessaires à la rédaction des rapports.
k Un organe fédéral permanent soutient la Confédération et les cantons dans la rédaction des rapports aux organes de traités des Nations Unies et dans le suivi des recommandations.
Notes de bas de page
^ Retour en haut de la page