Publication finale

Réaliser les droits fondamentaux des personnes vulnérables

Publié le 04.10.2022

Introduction

Cas pratique : Droits politiques pour les personnes handicapées

À l’échelon fédéral, les personnes qui sont protégées par une curatelle de portée générale ou par un mandat pour cause d’inaptitude ne jouissent pas des droits politiques. Cette règle empêche environ 16 000 personnes présentant un handicap mental ou psychique de participer aux votations et aux élections fédérales, même lorsqu’elles sont capables de discernement dans les affaires politiques.

Cas pratique : Participation politique des gens du voyage

Les gens du voyage n’ont souvent pas de rapports particuliers avec une commune ou un canton déterminé. Or, de nombreuses questions qui les touchent de près relèvent des communes ou des cantons, comme la désignation d’une zone adaptée aux aires de stationnement ou l’obligation de demander une autorisation pour une halte spontanée. Les gens du voyage ont de la peine à faire entendre leur voix en raison des mécanismes de prise de décisions et des instances compétentes.

Cas pratique : Protection juridique pour les personnes en situation de pauvreté

C’est souvent un vrai parcours du combattant qui attend les bénéficiaires de l’aide sociale voulant déférer à un tribunal une décision qu’ils estiment injuste. En dépit de leur grande vulnérabilité et de la complexité de ce domaine du droit, ils ne reçoivent qu’un soutien limité. Les avocat·e·s spécialisé·e·s sont en effet rares et l’assistance judiciaire gratuite n’est octroyée qu’au compte-gouttes, parce que les tribunaux estiment que ces cas ne présentent pas de difficultés juridiques particulières, que les recourant·e·s sont en mesure de défendre eux-mêmes leurs intérêts et leurs droits ou que le recours n’a aucune chance d’aboutir.

Le droit international et le droit constitutionnel obligent les États à prendre toutes les dispositions requises pour que chaque individu jouisse non seulement en droit, mais aussi en fait des droits fondamentaux et des droits humains. Toutefois, il subsiste des différences considérables en ce qui concerne l’accès à ces droits et leur concrétisation. Dès lors, les États doivent consentir des efforts supplémentaires afin que tout le monde et, plus spécialement, les personnes particulièrement vulnérables puissent exercer leurs droits et libertés fondamentales. Mais qu’entend-on réellement par « vulnérable » ? Et dans quels domaines faut-il agir pour que se réalise la promesse de garantir les droits fondamentaux et les droits humains à tou·te·s ? Ce sont les questions qui seront abordées dans les pages suivantes.

Analyse

« Dans un monde parfait, il serait inutile d’aller au-delà du bel énoncé de la Déclaration universelle des droits de l’homme. »1 Or, le monde n’est pas parfait, de sorte que cette charte fondamentale a dû préciser, dès son deuxième article, que toute distinction « de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation » est interdite2. C’est aussi pour cette raison que les Nations Unies ont adopté successivement plusieurs conventions consacrées à des personnes ou à des collectifs déterminés (comme les femmes, les enfants ou les personnes handicapées). Elles ont par ailleurs nommé un grand nombre de rapporteurs·euses spéciaux·ales et d’expert·e·s indépendant·e·s chargé·e·s de défendre les droits de personnes ou de collectifs déterminés (les personnes âgées ou les personnes migrantes, par ex.)3.

Ces instruments sont certes utiles et contribuent à concrétiser les droits humains, mais ils soulèvent aussi des questions : pourquoi certains motifs de discrimination figurent-ils expressément dans les traités internationaux et d’autres non ? Pourquoi existe-t-il une convention pour protéger les enfants, mais pas pour protéger les aîné·e·s ? Quelle attention reçoivent les personnes dont les droits sont menacés, mais pour lesquelles les Nations Unies n’ont désigné aucun·e rapporteur·euse spécial·e ou expert·e indépendant·e ?

En droit suisse également, le principe général de l’égalité devant la loi a vu sa portée étendue par des interdictions de discriminer et des lois spéciales protégeant des collectifs concrets. Ici aussi, on est en droit de se demander pourquoi il existe par exemple une loi visant à garantir l’égalité entre hommes et femmes4 ou l’égalité pour les personnes handicapées5, mais pas de loi pour garantir l’égalité aux minorités religieuses. Pourquoi existe-t-il une Commission fédérale contre le racisme, mais pas de commission contre la discrimination à l’égard de personnes LGBTIQ* ? Ces questions révèlent aussi une crainte : la réalisation des droits des personnes vulnérables dépend-elle de la capacité d’un groupe à faire entendre sa voix à l’ONU ou en Suisse ? Voilà qui soulève une autre interrogation : est-il possible de définir la vulnérabilité de façon à déterminer les personnes ou les collectifs qui requièrent une attention plus poussée ?

Une tentative de définition

La vulnérabilité est une notion en vogue : en dépit, voire en raison de son imprécision, elle est largement utilisée dans les médias, le monde politique et le langage courant ainsi que dans de nombreuses disciplines scientifiques comme le travail social, l’éthique et la gestion des risques. Depuis quelque temps, elle devient récurrente aussi dans le domaine du droit et, plus précisément, dans celui des droits humains6.

Dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH), la notion de vulnérabilité particulière apparaît pour la première fois en 1977. Depuis, elle est mentionnée dans plus de 2000 arrêts7, le plus souvent en rapport avec des personnes roms8. Toutefois, la CourEDH l’utilise pour décrire et apprécier des situations aussi différentes que celles des enfants, des personnes en fin de vie, des personnes en situation de handicap, des requérant·e·s d’asile, des personnes privées de liberté, des personnes queers et des personnes en situation de pauvreté9. Il faut donc prendre en compte que cette notion n’est pas utilisée de façon cohérente et qu’il manque tant une conceptualisation qu’une systématisation uniformes10.

Bien qu’elle ne figure pour ainsi dire pas dans les conventions des Nations Unies, la notion de vulnérabilité est aussi largement utilisée dans le système onusien11. Elle prend en particulier une grande place dans les travaux du Comité des droits économiques, sociaux et culturels, qui n’en fournit toutefois pas de définition12. Différent·e·s auteur·e·s doutent de la pertinence de cette notion, eu égard à la longue liste de personnes qualifiées de vulnérables par diverses institutions des Nations Unies13. Dès lors, il est aussi difficile qu’utile de s’atteler à sa définition.

En nous inspirant de la thèse de doctorat de Nesa Zimmermann, nous définissons ici la vulnérabilité comme un état particulier de fragilité, qui résulte de l’interaction des facteurs risque et résilience : est vulnérable toute personne qui est exposée à un risque accru d’atteinte à ses droits fondamentaux et humains (risque) et qui, dans le même temps, ne peut mobiliser que peu de ressources – d’ordre matériel, psychologique, social, physique ou autre –, permettant de réduire ce risque ou, lorsqu’il se matérialise, d’y faire face (résilience)14.

Le grand avantage de cette définition est de ne pas se limiter à certains facteurs qui, à l’exclusion d’autres, peuvent entraîner la vulnérabilité. En effet, les causes de la vulnérabilité sont très variées : outre des causes personnelles (l’âge ou la maladie, par ex.), il y a également des causes situationnelles (telles que privation de liberté ou situation de séjour irrégulière) et structurelles (pauvreté, racisme, LGBTIQ*-phobie ou d’autres formes passées et présentes de discriminations). Parfois, ces aspects interagissent et se chevauchent15. Par exemple, un licenciement discriminatoire (facteur structurel) peut aboutir au chômage (facteur situationnel), qui peut être à l’origine d’une dépression ou d’autres troubles psychiques (facteur personnel) qui, à leur tour, peuvent favoriser l’apparition de nouvelles formes de discriminations.

Dans cette conception, la vulnérabilité peut s’appliquer non seulement à un individu, mais aussi à un collectif, lorsqu’une caractéristique « commune » – telle que l’âge, le genre, l’orientation sexuelle ou la couleur de peau – se traduit, du point de vue statistique, par une inégalité en termes de risque ou de résilience, peu importe que le risque se matérialise ou non sur le plan individuel. Il ne faut dès lors pas voir dans les collectifs des structures homogènes, car leur attribut « commun » peut aussi bien être délibéré qu’attribué par l’extérieur, réel ou présumé, apparent ou invisible. Par ailleurs, l’intersectionnalité ne représente pas seulement une possibilité, mais la norme16. En outre, la question de savoir qui est vulnérable appelle une réponse différente en fonction de la situation et de l’époque. Une personne n’est pas vulnérable en soi, mais est plutôt confrontée à des obstacles particuliers dans certains domaines ou certaines étapes de sa vie qui la rendent vulnérable. Dès lors, la question de savoir qui est vulnérable et mérite une protection particulière représente aussi une question empirique. Autant dire que la recherche devra consentir des efforts supplémentaires pour que l’on puisse mieux comprendre et combattre la vulnérabilité (recommandation a).

Dans quels domaines faut-il prendre des mesures pour réduire le risque d’atteinte aux droits humains ou améliorer la résilience de personnes ou de groupes vulnérables ? Dans les pages qui suivent, nous axons notre propos sur trois domaines qui, à notre avis, revêtent une importance particulière dans la lutte contre la vulnérabilité.

Participation politique

La vulnérabilité pouvant autant découler de l’absence de participation que la causer, il est donc indispensable, pour la combattre, de garantir ou d’accroître la participation. Cette dernière peut avoir pour théâtre les domaines les plus divers, mais nous mettrons ici l’accent sur la scène politique, là où sont définies les règles fondamentales de notre société.

En effet, seules les personnes ayant le droit de vote peuvent signer des référendums et des initiatives, voter, élire ou soumettre une proposition à une assemblée communale. Elles sont les seules à avoir voix au chapitre lorsqu’il s’agit de tracer les limites légales des libertés individuelles et de définir (ou d’abroger) des mesures visant à réaliser les droits fondamentaux17. Tout le monde n’a pas gain de cause sur l’échiquier politique, mais tout le monde a la possibilité d’imposer ses vues. Dès lors, la participation politique représente aussi un instrument d’intégration et il faut, pour que la démocratie fonctionne bien, que coïncident le plus possible le cercle des personnes qui décident et celui des personnes concernées par les décisions18. Or, près de 40 % des personnes habitant en Suisse n’ont pas le droit de vote ou d’élection, soit parce qu’elles sont trop jeunes, soit parce qu’elles sont placées sous curatelle de portée générale, soit parce qu’elles ne possèdent pas la nationalité suisse19.

Étendre le droit de vote et d’élection aux enfants

La limitation des droits politiques pour des raisons d’âge ne découle pas des droits fondamentaux20. Or, selon la Constitution fédérale21, quiconque veut participer à la vie politique fédérale doit avoir 18 ans révolus. En 1991, les partisan·e·s de l’abaissement de la majorité de 20 à 18 ans22 avançaient l’argument selon lequel la majorité des jeunes avaient déjà atteint la « maturité politique » à 18 ans23. Or, nous partons du principe que la majorité des enfants sont déjà « mûr·e·s » ou « capables de discernement sur le plan politique » avant cet âge. Pourquoi est-ce que les enfants ne pourraient pas exercer eux-mêmes leurs droits politiques – comme l’exige la Constitution fédérale24 et comme c’est le cas dans d’autres domaines du droit – en fonction de leur capacité de discernement ?

Les adversaires de l’abaissement de la majorité politique brandissent souvent l’argument que cela conduirait à une disparité des limites d’âge jouant un rôle sur le plan juridique. Or, des majorités différenciées existent aujourd’hui déjà (en droit pénal des mineurs, par ex.) et sont tout à fait justifiées, car cette distinction permet de tenir compte d’exigences différentes (en rapport avec la complexité des décisions, notamment).

Toutefois, pour des raisons pratiques, il semble utile de tendre vers un certain schématisme plutôt que d’une évaluation au cas par cas. Des généralisations de ce genre se justifient plus chez les enfants (dont le développement passe par des stades très semblables) que pour d’autres groupes de la population, comme les personnes âgées. Elles ne doivent cependant pas prendre comme référence une minorité, mais la majorité.

Actuellement, on réfléchit à l’abaissement de la majorité politique à 16 ans25, un âge qui a déjà réussi l’épreuve du feu à l’échelon cantonal26. Même si, pour des raisons politiques et stratégiques, cet abaissement modeste de deux ans est raisonnable, des considérations fondées sur les droits fondamentaux plaideraient en faveur d’un abaissement de plus grande portée dans l’éventualité où la majorité des enfants seraient déjà capables de discernement sur le plan politique à un âge plus précoce27. Des études s’imposent à ce sujet (recommandation b).

Étendre le droit de vote et d’élection aux personnes en situation de handicap

En vertu de la Constitution fédérale, les personnes « interdites pour cause de maladie mentale ou de faiblesse d’esprit » n’ont pas les droits politiques (voir le cas pratique « Droits politiques pour les personnes handicapées »)28. La loi entend notamment par là les personnes placées sous une curatelle de portée générale parce qu’elles sont durablement incapables de discernement29. En raison de la façon dont elle est appliquée, cette disposition prive toutes les personnes placées sous une curatelle de portée générale de leurs droits politiques, car l’autorité n’examine pas au cas par cas si la personne concernée est capable de discernement et en mesure d’exercer ces droits30. Ce procédé des plus schématiques ne tient pas compte du fait que la capacité de discernement sur le plan politique dépend aussi de la façon dont le sujet d’une votation est présenté et expliqué et qu’elle peut être favorisée par des instruments tels que des guides pour voter :

Bonne pratique : Guide pour voter facile à lire

Insieme Suisse, la fédération nationale des associations de parents de personnes vivant avec une déficience intellectuelle, a publié en 2019 un guide pour les élections fédérales. Rédigé en langage simplifié, ce guide avait pour vocation d’aider les personnes présentant un handicap mental à participer au scrutin. Soutenu financièrement par le Bureau fédéral de l’égalité pour les personnes handicapées, il contribue à honorer l’un des engagements contractés par la Suisse en adhérant à la Convention relative aux droits des personnes handicapées31, à savoir veiller à ce que les procédures et les informations relatives aux élections et aux votations soient accessibles et faciles à comprendre32.

L’exclusion formelle des personnes placées sous une curatelle de portée générale, fortement stigmatisante, ne semble pas non plus proportionnelle compte tenu du petit nombre de personnes concernées33 et de la gravité de l’atteinte à leurs droits qu’elle représente. Elle est de surcroît contraire34 à la Convention relative aux droits des personnes handicapées. Des raisons qui ont motivé le canton de Genève à modifier sa constitution en 2020 afin de permettre à ces personnes de participer aux votations et aux élections35. Le moment est venu de lui emboîter le pas à l’échelon fédéral (recommandation b).

Étendre le droit de vote et d’élection aux personnes sans nationalité suisse

Il faut être titulaire de la nationalité suisse pour avoir la jouissance des droits politiques à l’échelon fédéral36. On ne saurait évoquer un manque de développement cognitif, comme on le fait pour les enfants ou les personnes placées sous une curatelle de portée générale, pour justifier l’exclusion des étrangers·ères des droits politiques. L’octroi des droits politiques sert ainsi plutôt à définir qui appartient ou non au « peuple ». Pour preuve, les pauvres, les femmes et les condamné·e·s ont pendant longtemps été privé·e·s des droits politiques, sans que cette exclusion n’ait de rapport avec leur capacité de discernement politique.

Le refus d’octroyer les droits politiques aux étrangers·ères a beau être conforme au droit international, il n’en est pas moins en porte-à-faux avec le principe de l’égalité de traitement, qui a pour corollaire une vision de la démocratie dans laquelle le cercle des dirigeant·e·s et celui des personnes dirigées se recoupent autant que possible. Dès lors, c’est le fait d’appartenir durablement à une communauté politique qui devrait représenter le critère décisif en matière de participation politique. Quiconque habite en Suisse devrait pouvoir faire entendre sa voix à tous les échelons de la vie politique37. Si elles peuvent certes atténuer certains problèmes, les consultations facultatives reposant uniquement sur la conviction des pouvoirs publics s’avèrent toutefois insuffisantes38 (recommandation b).

Promouvoir la représentation et la participation politique des groupes vulnérables

Certains collectifs vulnérables ont en vertu de la loi la jouissance des droits politiques, mais n’en font pas usage à égalité de droits ou n’ont guère la possibilité de les exercer pleinement. Ce phénomène est illustré par le fait que certains collectifs, comme les femmes, les personnes moins bien formées et les bas salaires, participent moins aux votations et aux élections39. Il n’est dès lors pas suffisant de lever les obstacles formels à l’exercice des droits politiques : il faut aussi adopter des mesures positives pour le favoriser40.

Pour que les droits politiques n’existent pas seulement sur le papier, il est important de supprimer tout obstacle logistique à leur exercice. Pour y parvenir, on peut envisager par exemple des urnes mobiles ou des modalités de vote dans des établissements très fréquentés du quotidien, comme des écoles ou des supermarchés. Dans certains pays, la loi prévoit l’installation de bureaux de vote dans des établissements de soins de longue durée, ce qui est un avantage pour des personnes vulnérables41. Dans le canton de Neuchâtel, les personnes âgées, malades et handicapées peuvent demander de pouvoir exercer le droit de vote directement de chez elles (recommandation c)42.

Les informations relatives aux votations et aux élections doivent être compréhensibles et accessibles pour tou·te·s, un principe particulièrement important pour les personnes en situation de handicap. En ce qui concerne les handicaps sensoriels, nous recensons de bonnes pratiques à l’échelon tant fédéral que cantonal, qu’il s’agit toutefois de généraliser. Ainsi, les vidéos explicatives réalisées par la Confédération pour chaque objet soumis au vote sont toujours disponibles en langue des signes43. En outre, la Confédération, 17 cantons et huit communes mettent les informations de vote à disposition sur fichier audio44, ce qui bénéficie non seulement aux personnes malvoyantes, mais aussi à celles qui éprouvent des difficultés à lire (recommandation d).

Même lorsqu’ils et elles participent à la vie politique, les membres de groupes vulnérables courent le risque de ne pas pouvoir imposer leur point de vue et, par conséquent d’être mis·es en minorité ou de ne pas être élu·e·s45. Ce principe démocratique indiscutable en théorie devient cependant problématique lorsque le législateur adopte des lois qui concernent particulièrement des personnes vulnérables sans que celles-ci n’aient pu participer correctement à la formation de l’opinion ni faire valoir leur vision.

Pour écarter ce danger, on peut avoir recours à des mécanismes de consultation qui associent les groupes vulnérables aux prises de décision politiques en tenant dûment compte de leurs besoins spécifiques, qui ne se recoupent pas nécessairement. Ainsi, la fondation « Assurer l’avenir des gens du voyage suisses » prend part aux procédures cantonales et fédérales de consultation, d’information et de participation politique, ce qui permet de compenser en partie l’absence de représentation de cette minorité nomade sans attache territoriale concrète (voir le cas pratique « Participation politique des gens du voyage »). Cette implication ne satisfait toutefois pas aux exigences que l’ONU a définies pour ce genre d’organe consultatif. Il faut en effet que ces organes reposent sur une base légale qui oblige les autorités à les consulter. Par ailleurs, cette participation doit être régulière, effective et permanente ; en outre, les organes en question doivent être dotés de ressources suffisantes pour mener à bien leur mission et représenter effectivement le collectif vulnérable46. Or, la fondation « Assurer l’avenir des gens du voyage suisses » ne dispose que d’un faible pourcentage d’emplois et son conseil n’est composé que pour moitié de représentant·e·s de la communauté des gens du voyage. Les autres membres siègent pour le compte de la Confédération, des cantons et des communes (recommandation e).

Le moment est aussi venu de réfléchir aux mécanismes permettant aux principales instances politiques de mieux refléter la diversité de la Suisse. Pour lutter contre la sous-représentation de certains groupes vulnérables dans les rangs des député·e·s, il faut encourager ou obliger les partis à inscrire sur leurs listes électorales un certain nombre de représentant·e·s de ces groupes (recommandation f)47.

Bonne pratique : « FairElection »

Le projet « FairElection » (élections équitables) aide les organisations politiques à choisir leurs candidat·e·s sur la base de critères de représentation qu’elles peuvent définir elles-mêmes. Dans un premier temps, les membres ou les sympathisant·e·s d’un parti choisissent leurs critères de représentation, tels que le genre, l’âge ou le niveau de formation. Dans un deuxième temps, ils et elles élisent leurs candidat·e·s sans que leur liberté de choix ne soit limitée. L’algorithme utilisé assure que les critères choisis lors du premier vote s’appliquent au résultat de l’élection48. Le but de cet outil est d’accroître la diversité sur les listes électorales tout en respectant le mieux possible la préférence des votant·e·s.

Accès à la justice

Les personnes vulnérables ont plus de probabilités de voir leurs droits lésés. Comme nous l’avons vu, ce risque peut être réduit lorsqu’elles sont davantage associées à la vie politique et que cette implication aboutit à des changements politiques et aussi, enfin de compte, sociétaux. En dépit de ces démarches participatives, il est possible que la législation lèse directement ou indirectement les intérêts de personnes ou de collectifs qui ont souffert ou souffrent encore d’inégalités de traitement. Il est également possible que la législation ne prévoie pas de mesures indispensables à la concrétisation de l’égalité des chances. Pour remédier à ces situations, il est important de garantir l’accès effectif à la justice et aussi de l’adapter aux besoins des personnes vulnérables, car celles-ci ont généralement moins de moyens pour se défendre contre des violations de leurs droits (moins de résilience), étant donné qu’elles ne disposent pas des capacités individuelles ou des moyens financiers requis pour saisir la justice, par exemple. Sans cet effort, les atteintes aux droits humains resteront impunies.

Nous abordons dans les pages qui suivent quelques mécanismes susceptibles d’améliorer le respect des droits des personnes vulnérables, sans prétendre pour autant en donner une vision complète49. Signalons à cet égard que la question des droits fondamentaux se pose dans toutes les procédures, civiles comme pénales et administratives, une hétérogénéité qui peut suffire à dissuader les personnes cherchant à faire valoir leurs droits d’emprunter la voie judiciaire en raison de la diversité des règles et des maximes applicables50. Il faut donc s’intéresser aux facteurs qui, dans tous les domaines, facilitent l’accès à la justice.

Élimination des obstacles procéduraux

Les règles de procédures – par exemple : qui est habilité à déposer un recours devant un tribunal, dans quel délai le recours doit être déposé et est-ce que des avances de frais doivent être effectuées – limitent l’accès à la justice. Dès lors, elles doivent reposer sur une base légale, servir l’intérêt public et rester proportionnées51. Le principe de proportionnalité doit être appliqué de façon particulièrement rigoureuse lorsque des personnes vulnérables sont parties à une procédure.

Les frais, c’est-à-dire le risque financier, représentent l’un des facteurs qui entravent l’accès à la justice52. L’assistance juridique gratuite a donc pour objectif d’atténuer les risques de coûts pour certaines formes de vulnérabilités. En Suisse, ce mécanisme intervient trop rarement et aussi, dans les procédures administratives, trop tard. Ainsi, les auteur·e·s d’une étude consacrée à la protection juridique des personnes en situation de pauvreté ont conclu que l’accès à l’assistance judiciaire gratuite était parsemé d’embûches, en dépit de la complexité de ce domaine du droit. Ils et elles ont aussi recommandé d’octroyer davantage l’assistance judiciaire gratuite précisément dans les procédures de recours administratives, car le déroulement de celles-ci pose les jalons pour la suite de la procédure (voir le cas pratique « Protection juridique pour les personnes en situation de pauvreté »). Il est toutefois aussi nécessaire d’étendre cette représentation dans d’autres domaines, comme celui de l’exécution des peines et des mesures (recommandation g)53. Dans la même étude, il était aussi recommandé d’inviter davantage les personnes en situation de pauvreté à des audiences, car les procédures écrites représentent un grand obstacle pour ce public54. Il est possible que des individus d’autres groupes vulnérables préfèrent également une procédure orale, tandis que d’autres apprécient l’« invisibilité » que confère une procédure écrite, car ils se sentent protégés ou moins exposés. Dès lors, il serait important que les personnes vulnérables puissent choisir elles-mêmes le type de procédure qui leur convient le mieux (recommandation h).

Dans de nombreux domaines juridiques cruciaux pour les groupes vulnérables, c’est la maxime inquisitoire qui s’applique, en vertu de laquelle l’autorité établit les faits d’office, ce qui facilite la procédure pour les personnes faisant valoir leurs droits. Toutefois, dans le domaine régi par la loi sur l’égalité pour les personnes handicapées, c’est la maxime des débats qui s’applique, qui veut que le tribunal soit lié par les conclusions des parties55. Cette règle est contraire aux normes appliquées dans l’Union européenne et dans l’Espace économique européen, lesquelles exigent, en matière de discriminations, que le tribunal établisse les faits d’office. Pour cette raison, le CSDH préconisait dans une étude d’étendre la maxime inquisitoire notamment à ce domaine56. Cette recommandation, restée sans suite, n’a rien perdu de sa pertinence (recommandation i).

La répartition du fardeau de la preuve est une autre question cruciale quand il s’agit de garantir l’accès à la justice57. En Suisse, des allègements de ce fardeau sont prévus dans les cas de discriminations fondées sur le genre (voir le chapitre 9)58, mais sont absents d’autres domaines, comme celui des discriminations à l’égard des personnes en situation de handicap59. Toutefois, il est difficile de prouver l’existence d’actes discriminatoires, raison pour laquelle le CSDH a, dans son étude mentionnée plus haut, préconisé d’alléger le fardeau de la preuve pour tous les cas de discriminations traités dans des procédures de droit civil et de droit public60. Cette recommandation n’a cependant pas été mise en œuvre, de sorte qu’elle n’a rien perdu de son actualité (recommandation j)61.

Les exigences accrues définies par le Tribunal fédéral en matière de motivation dans les cas de violation des droits fondamentaux et des droits humains sont un autre obstacle à l’accès à la justice. En conséquence, la cour de Mon-Repos n’examine les accusations de violations que lorsqu’elles sont présentées et motivées de façon précise dans la requête62. Cette pratique, qui ne découle pas de la Constitution fédérale63, ne s’explique pas, dans la mesure où la CourEDH définit des exigences en matière de motivation moins strictes et admet ainsi des requêtes que notre instance judiciaire suprême a déboutées en raison des exigences de forme figurant dans la loi sur le Tribunal fédéral64. Il est également difficile de comprendre ce qui justifie de formuler des exigences accrues précisément lorsque la requête porte sur le respect des dro65its fondamentaux ; il est évident que cette situation désavantage particulièrement les personnes vulnérables (recommandation k)66.

Extension de la qualité pour recourir des organisations

Certains obstacles formels peuvent être compensés par l’octroi de la qualité pour recourir aux organisations qui défendent les intérêts des collectifs vulnérables. L’octroi à ces organisations de la qualité pour déposer des recours à but idéal vise à compenser l’inégalité des chances existant dans une procédure67 et doit être prévu dans une loi fédérale. Actuellement, ce type de droit d’agir des organisations pour des groupes vulnérables est prévu dans deux lois : la loi sur l’égalité pour les personnes handicapées68 et la loi sur l’égalité (voir le chapitre 9)69. Bien qu’ils souffrent de limitations majeures70, ces deux instruments créent aussi des possibilités d’action importantes dont ne bénéficient par exemple pas les victimes d’actes discriminatoires fondés sur l’orientation sexuelle, la couleur de peau, la « race »71 ou la religion72. Ce n’est que dans le domaine du droit de la personnalité que ces victimes peuvent tirer parti de la qualité des organisations pour déposer un recours73, lequel, jusqu’ici, n’a eu pour ainsi dire aucune importance pratique74. L’extension de la qualité d’agir des organisations à l’ensemble du droit civil, examinée dans le cadre de la révision du code de procédure civile75, serait favorable à la protection des personnes vulnérables. À titre d’exemple, les organisations auraient ainsi la possibilité d’agir pour protéger les personnes vivant dans des foyers et des établissements médico-sociaux (recommandation l)76.

Soutien fourni par des permanences juridiques

Les permanences juridiques sont d’une importance cruciale pour les personnes vulnérables, offrant à celles-ci un accès facile à des renseignements d’ordre juridique. Leur rôle est particulièrement vital dans les cas où les victimes éprouvent des difficultés à se faire représenter par des avocat·e·s, soit parce que ces derniers·ères sont peu nombreux·euses dans le domaine en question, soit parce que les frais sont élevés et que la possibilité de bénéficier d’une assistance judiciaire gratuite est difficile à estimer. Le CSDH a signalé l’insuffisance des moyens financiers et des effectifs des permanences juridiques et déploré en particulier l’absence de financement public dans le domaine LGBTIQ*77. La demande dépasse aussi nettement l’offre dans le domaine du conseil aux personnes en situation de pauvreté, de sorte qu’il est recommandé de financer des permanences indépendantes (recommandation m)78.

Sensibilisation et lutte contre les stéréotypes

Généralement, les individus en situation de vulnérabilité personnelle, situationnelle et structurelle sont aussi victimes de préjugés et de stéréotypes négatifs. Il arrive en conséquence que les besoins de ces personnes ne soient pas pris en considération ou qu’ils soient jugés négligeables. Du fait de ce manque d’attention et de reconnaissance sociale, le risque d’atteintes aux droits humains augmente, tout comme la prédisposition à ne pas sanctionner ces violations. Dès lors, il est indispensable de prendre des mesures qui amorcent et favorisent un changement de mentalité dans la société. Parmi les actions efficaces, mentionnons les cours de formation initiale et continue qui sensibilisent le personnel des services publics et des tribunaux aux besoins des plus vulnérables (recommandation n)79. Des instruments tels que des guides ou des formulaires aidant à détecter et à prévenir les atteintes aux droits humains des personnes vulnérables sont tout aussi utiles (recommandation o).

Bonne pratique : Outil en ligne pour identifier les personnes vulnérables

Le Bureau européen d’appui en matière d’asile a mis au point un outil en ligne pour identifier les personnes particulièrement vulnérables80. Dans son dernier rapport sur les centres fédéraux pour requérant·e·s d’asile, la Commission nationale de prévention de la torture de la Suisse a déploré que les employé·e·s de ces structures ne connaissent pratiquement pas cet outil, tout en saluant le fait que le Secrétariat d’État aux migrations avait promis de rédiger ses propres lignes directrices afin d’identifier les personnes vulnérables81.

En Suisse, les commissions et services spécialisés fédéraux jouent un rôle important dans la lutte contre les stéréotypes envers certains collectifs82. Lorsqu’on étudie de près les organes en question, deux conclusions s’imposent : en premier lieu, certains collectifs, et notamment les personnes LGBTIQ*83, mais aussi les personnes en situation de pauvreté, ne disposent pas d’un service spécialisé. Cette absence peut certes s’expliquer en partie par le partage des compétences, mais aussi par les différentes priorités et sensibilités politiques. Or, la responsabilité de la Confédération est aussi engagée lorsqu’il s’agit de sensibiliser et d’informer. En second lieu, la fragmentation thématique des services est très marquée. Il n’existe ainsi aucun service qui dispose d’une vue d’ensemble et serait capable par exemple de prendre aussi en charge les discriminations multiples ou intersectionnelles84. Cette approche sectorielle, qui se reflète aussi sur le plan légal – où il existe différentes lois avec différents champs d’application pour différents thèmes –, peut bel et bien présenter certains avantages85, mais n’en comporte pas moins des inconvénients majeurs86. Il est vrai que les collectifs vulnérables n’ont pas tous les mêmes besoins et qu’il est par conséquent difficile de définir une loi commune et générale56. Si, toutefois, au lieu de chercher à promulguer une nouvelle loi qui remplacerait les approches existantes, nous envisagions une loi complémentaire venant combler les lacunes et doter de cohérence tout le système, alors les avantages l’emporteraient probablement sur les inconvénients87. Cette loi pourrait par exemple définir certaines notions, créer une institution à l’échelon de la Confédération, garantir la coordination des mesures, alléger les règles de procédure et veiller à l’amélioration de la collecte de données empiriques sur la vulnérabilité (recommandation p).

Recommandations

Pour une protection efficace des droits humains en Suisse :

a La Confédération favorise la recherche empirique sur la vulnérabilité.
b Toutes les personnes adultes domiciliées en Suisse, quels que soient leur nationalité et leur état de santé mentale et psychiques sont en possession des droits politiques – à tous les échelons politiques. Pour les enfants et les jeunes, l’âge du droit de vote est fixé en fonction de la capacité de discernement politique de la majorité des enfants et des jeunes.
c Le droit de vote peut être exercé dans les établissements de la vie quotidienne (tels que les écoles ou les établissements de soins).
d Les informations relatives aux votations et aux élections sont accessibles dans toute la Suisse dans différentes langues, y compris en langue des signes et en langage simplifié.
e Des mécanismes de consultation inclusifs et sur mesure, qui garantissent que les préoccupations des groupes vulnérables pénalisés dans la vie politique puissent faire valoir leurs causes, sont mis en place.
f Des incitations ou des directives sont formulées pour que les partis politiques constituent leurs listes électorales d’une façon qui garantisse une représentation adéquate des groupes vulnérables dans les parlements.
g Les personnes vulnérables qui dénoncent une atteinte à leurs droits fondamentaux ou humains reçoivent une représentation judiciaire gratuite.
h Les personnes vulnérables choisissent librement entre une procédure orale et une procédure écrite.
i La maxime inquisitoire est étendue de façon à ce que les tribunaux établissent les faits d’office dans tous les domaines du droit pertinents pour les groupes vulnérables et déchargent ainsi les parties.
j Le fardeau de la preuve est allégé dans tous les domaines du droit pertinents pour les groupes vulnérables.
k Le principe qui veut que le tribunal applique le droit d’office, sans que les parties ne soient astreintes à une obligation particulière de motiver leur requête, est étendu aux droits fondamentaux.
l Les organisations défendant les intérêts des personnes et collectifs vulnérables peuvent agir en justice (extension du droit de recours à but idéal des organisations).
m Les permanences fournissent aux personnes vulnérables des conseils juridiques à des tarifs raisonnables.
n Les membres des autorités exécutives et judiciaires sont formée·s au contact avec des personnes vulnérables.
o Des guides, procédures standard, formulaires et listes de contrôle permettent aux autorités d’identifier les personnes vulnérables et de tenir compte de leurs besoins.
p Une loi en faveur de l’égalité et contre les discriminations garantit la réalisation complète des droits de toutes les personnes vulnérables en Suisse.
Notes de bas de page
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