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La Suisse a besoin d’une approche crédible pour combattre la discrimination raciale
Le dispositif légal de lutte contre les discriminations au travail est insuffisant
Abstract
La plupart des spécialistes s’accordent sur le constat que le dispositif légal pour prévenir et sanctionner la discrimination raciale est sous-doté, ce qui expose régulièrement la Suisse à des critiques des organismes internationaux chargés du suivi dans ce domaine. Le CSDH a mené plusieurs entretiens avec des observatrices privilégiées des pratiques dans d’autres pays et procédé à une analyse du cadre légal belge, à titre d’exemple. Il en tire quelques enseignements et documente des expériences, susceptibles d’inspirer une révision du dispositif.
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Auteur·e·s : Line Voelin, Julie Frei, Denise Efionayi-Mäder et Pascal Mahon
La nature des discriminations raciales est largement méconnue
De nombreux sondages [A] et recensements concordent avec le constat que le monde du travail concentre la majorité des discriminations raciales rapportées. Simultanément, un nombre croissant d’études internationales corroborent que des minorités racisées font l’objet de discriminations systématiques et systémiques au sein du marché du travail, notamment en matière d’accès à l’emploi, de promotion professionnelle ainsi qu’en ce qui concerne les conditions de travail et les relations avec les collègues. Il en résulte une atteinte à l’égalité des chances qui a des répercussions sur d’autres domaines de la vie des personnes directement concernées, mais aussi sur le vivre-ensemble plus généralement. En Suisse, les inégalités en termes de salaires ou de chômage selon l’origine ou le permis de séjour sont bien documentées, mais il existe aussi des études – quoi qu’encore peu nombreuses – qui établissent un lien avec des discriminations raciales [B] : elles montrent que celles-ci relèvent moins souvent d’un racisme délibéré, voire revendiqué, que de mécanismes discriminatoires inscrits dans des procédures institutionnelles ou soutenus par des schémas de pensées inconscients. Les spécialistes parlent alors de discrimination systémique (ou structurelle) ou de racisme au quotidien.
Une approche exclusivement ou essentiellement pénale est insuffisante
Quant à la lutte contre ces discriminations raciales en Suisse, force est de constater que les dispositions pour contrer les formes systémiques de discriminations sont nettement insuffisantes à plusieurs titres : si la norme pénale anti-raciste (art. 261bis CP) sanctionne la « discrimination et l’incitation à la haine », elle s’inscrit dans une vision – encore largement répandue – qui attribue le phénomène avant tout à des agissements individuels et extrémistes, parfois revendiqués, mais somme toute relativement rares. Des formes de discriminations structurelles ou de racisme quotidien ne peuvent ainsi guère être couvertes. En 25 ans d’existence, l’art 261bis, qui est souvent perçu comme l’unique l’instrument de lutte contre le racisme en Suisse, a donné lieu à 24 condamnations en moyenne par an. Un décodage répandu de l’application de cette norme peut conforter l’impression du caractère exceptionnel des rares cas, même à scandale, qui confirmerait la règle générale, réconfortante, d’une large absence de discriminations raciales.
Pourtant, la Suisse a aussi inscrit le principe de
non-discrimination dans sa Constitution (art. 8 al. 2) et elle a
ratifié en 1994 la Convention internationale contre toutes les formes de
discrimination raciale (CERD). Toutefois, elle ne dispose pas de
réglementations spécifiques visant la discrimination raciale en dehors
du droit pénal. Une lecture critique de cette protection limitée contre
les discriminations peut inciter des personnes
– notamment avec un
vécu de racisme – à considérer le système judiciaire comme globalement
raciste en lui-même, ce qui est tout aussi problématique que ne l’est la
banalisation des discriminations.
Plusieurs entretiens menés récemment par le CSDH avec des spécialistes européennes, ainsi qu’une analyse du cadre législatif belge et de son évolution, montrent que le seul droit pénal est peu à même de protéger contre des préjudices racistes – directs ou indirects – non réductibles au niveau interindividuel. En ce qui concerne d’autres domaines du droit que le droit pénal, une étude du CSDH datant 2015 [D] révèle plusieurs grandes lacunes d’ordre matériel et procédural entravant l’accès à la justice, sans que ces conclusions n’aient donné lieu, depuis, à des modifications. Par la suite, diverses autres recherches, articles spécialisés et recommandations d’organismes internationaux n’ont fait que confirmer combien cet immobilisme reste pénalisant pour toutes les parties impliquées et appelle à la nécessité d’agir contre les inégalités au travail qui en résultent [E].
Des dispositifs légaux dont la Suisse pourrait s’inspirer
L’analyse transdisciplinaire menée par le CSDH illustre que plusieurs pays européens ont développé leur arsenal législatif à la suite de l’introduction en 2000 de plusieurs directives de l’Union européenne interdisant les discriminations, notamment en fonction de l’origine raciale, ethnique ou religieuse, en particulier dans le domaine du travail. Si les transpositions légales et institutionnelles de ces directives varient assez sensiblement d’un État membre à l’autre, quelques traits communs s’en dégagent, dont la Suisse pourrait s’inspirer.
Presque tous les pays ont décidé d’inscrire la protection contre les discriminations en fonction de l’origine dans une ou plusieurs lois comportant non seulement un volet pénal, mais aussi un volet civil et administratif, en spécifiant les champs d’application principaux. Le domaine de l’emploi et du travail y occupe généralement une place centrale. Que l’instance législative opte pour une seule loi-cadre générale, une loi de transposition comme celle introduite en 2008 en France [F], ou qu’elle préfère développer plusieurs lois selon des domaines de mise en œuvre différents, ou selon les divers motifs de discrimination, nous semble être un enjeu secondaire. En revanche, il est primordial que les approches soient cohérentes dans les grandes lignes, ce qui renvoie à un pas à entreprendre, tout aussi incontournable que le choix de l’instrument légal : celui qui consiste à s’entendre sur une définition claire et accessible de la discrimination raciale, de ses motifs et des différentes formes qu’elle peut prendre. Cette exigence de précision est indispensable pour éviter des interprétations divergentes selon les champs d’application, mais elle est aussi capitale pour la formation des actrices et acteurs professionnels et afin de favoriser un débat public plus large.
Allègement du fardeau de la preuve et droit d'action collective
Nombre de spécialistes insistent sur l’importance des aspects procéduraux facilitant l’accès à la justice, tels qu’un allégement du fardeau de la preuve pour les victimes, que la Suisse connaît déjà en matière d’égalité de genre [G]. Mais il est aussi question de la possibilité, pour certains organismes de mise en œuvre de la lutte contre les discriminations et groupements d’intérêts (associations, organisations syndicales, etc.), d’agir en justice, en soutien des victimes, possibilité qui permet également de compenser partiellement les rapports de pouvoir souvent particulièrement défavorables aux victimes issues de minorités racisées face aux entreprises privées ou publiques. A cet égard, les organismes de promotion de l’égalité (Equality bodies), au sein de l’Union européenne, sont susceptibles de jouer un rôle crucial en termes d’information et de documentation, mais aussi en matière d’enquête et de pouvoir de recommandations, pour le soutien aux victimes. Ceci vaut pour autant que ces organismes disposent des compétences nécessaires, comme c’est le cas, par exemple, en Belgique ou en France. Leur travail est aussi particulièrement précieux pour la formation des professionnels, notamment des juges, et pour la prévention dans une perspective à plus long terme.
Références
https://www.edi.admin.ch/edi/fr/home/fachstellen/frb/commandes-et-publications/Bericht_FRB_2020.html
https://www.humanrights.ch/cms/upload/pdf/2020/200426_IncidentsRacistes_19_F.pdf
B) Fibbi, Rosita, Didier Ruedin, Robin Stünzi, and Eva Zschirnt. 2022. «Hiring Discrimination on the Basis of Skin Colour? A Correspondence Test in Switzerland». Journal of Ethnic and Migration Studies 48 (7): 1515–35.
Hangartner, Dominik, Daniel Kopp, and Michael Siegenthaler. 2021. «Monitoring Hiring Discrimination through Online Recruitment Plat-forms». Nature 589: 572‑76. Fibbi, Ruedin, Stünzi, Zschirnt 2022 ; Auer, Bonoli, Fossati, Liechti 2018 ; Hangartner, Kopp, Siegenthaler 2019
Auer, Daniel, Giuliano Bonoli, and Flavia Fossati. 2017. «Why Do Immigrants Have Longer Periods of Unemployment?». International Migration 55 (1): 157–74; Auer, Daniel, and Flavia Fossati 2019, op. cit.; Hangartner, Kopp, and Siegenthaler 2021 op.cit.; Lindemann, Anaïd, and Jörg Stolz. 2018. «The Muslim Employment Gap». Social Inclusion 6 (2): 151–61.
C) https://www.ekr.admin.ch/pdf/Studie_Rechtsprechung_F_Web.pdf
D) Étude sur l'accès à la justice en cas de discrimination
E) https://rm.coe.int/rapport-de-l-ecri-sur-la-suisse-sixieme-cycle-de-monitoring/16809ce3d7
https://www.humanrights.ch/cms/upload/pdf/140225_CERD_C_CHE_CO_7-9_16557_E.pdf
https://www.europarl.europa.eu/thinktank/en/document/EPRS_STU(2022)729316
https://www.ekr.admin.ch/d864.html
G) Anne-Laurence Graf et Nesa Zimmermann, Lutter contre les discriminations raciales au travail en transposant la loi sur l’égalité, in : CSDH (édit.), Renforcer les droits humains en Suisse, Nouvelles idées pour la politique et la pratique, Berne, 2022, pp. 163-181