Publication finale

Lutter contre les discriminations raciales au travail en transposant la loi sur l’égalité

Publié le 05.10.2022

Introduction

Cas pratique : Candidature refusée en raison de préjugés racistes

Paul est né en Suisse, d’une mère originaire du Sénégal et d’un père valaisan. Depuis qu’il est petit, on lui demande souvent d’où il vient. Il y a une semaine, il a postulé comme vendeur dans une boulangerie mais on a refusé sa candidature parce que, selon la patronne du magasin, il s’agit d’une boulangerie traditionnelle et une partie de la clientèle pourrait ne pas être satisfaite d’être servie par « un étranger ». Paul est blessé et indigné par cette réaction. Il aimerait se plaindre de cette situation mais ne sait pas comment.

Cas pratique : Pas de prime en raison de préjugés racistes

Zeynep travaille depuis dix ans à Genève comme responsable de produits dans une entreprise. Depuis qu’elle travaille pour cette entreprise, elle n’a jamais eu droit à une prime de fin d’année, alors que l’ensemble de ses collègues en ont bénéficié au moins une fois ces cinq dernières années. Elle a demandé des explications à sa supérieure hiérarchique qui lui a expliqué que ces primes n’étaient pas obligatoires et étaient liées à des résultats exceptionnels au service de l’entreprise. Zeynep pense plutôt que c’est parce qu’elle est d’origine turque, mais que cela sera difficile à prouver.

C’est dans le monde du travail que les discriminations raciales sont les plus fréquentes en Suisse, tant dans la recherche d’emploi que dans le quotidien professionnel1. Par discrimination raciale, on entend, selon la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations raciales (CERD) : « toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique »2. On fait la distinction entre la discrimination directe, lorsqu’une personne est traitée différemment des autres sans justification objective et raisonnable, et la discrimination indirecte, lorsqu’une condition en apparence neutre est plus difficilement remplie par des personnes appartenant à un groupe distingué par un motif tel que l’origine, l’ethnicité ou la « race » – ce terme devant être compris dans son sens sociologique, et en aucun cas biologique3 –, sans qu’il n’existe de justification objective et raisonnable4.

En vertu de la CERD, l’État doit « condamne[r] la discrimination raciale et s’engage[r] à poursuivre par tous les moyens appropriés et sans retard une politique tendant à éliminer toute forme de discrimination raciale », impliquant notamment le fait d’interdire, « par tous les moyens appropriés [...] la discrimination raciale » et d’« y mettre fin »5. En Suisse toutefois, la protection générale en matière de non-discrimination entre personnes privées est régulièrement décrite comme lacunaire6. Dans le domaine des relations privées de travail, la disposition constitutionnelle interdisant une discrimination fondée sur la « race » ou l’origine (art. 8 al. 2 de la Constitution fédérale (Cst.)7) n’est en principe pas directement applicable, contrairement à la discrimination fondée sur le « sexe »8 en matière de salaire (art. 8 al. 3 Cst.)9. En outre, la norme pénale antiraciste de l’art. 261bis du code pénal (CP)10 est d’application restreinte et ne protège pas contre les discriminations dans les relations d’emploi11. Cette disposition ne concerne que des propos humiliants tenus en dehors du cercle privé ainsi que le refus d’une prestation destinée au public12.

Diverses études ont, par ailleurs, souligné que les normes de droit civil qui posent des limites à l’autonomie contractuelle13, particulièrement en matière de contrat de travail14, ne permettent pas une protection adéquate contre les discriminations raciales au travail15. Outre les incertitudes et le manque de transparence liés à l’interprétation de dispositions générales de droit privé, telle la protection de la personnalité16, il a été souligné que ces normes ne sont pas assez dissuasives, le droit suisse n’envisageant par exemple pas la réintégration dans la place de travail en cas de licenciement abusif17. Les études ont également fait état d’obstacles procéduraux entravant l’accès à la justice pour les victimes18, dont la répartition du fardeau de la preuve en droit civil19 et les coûts associés à la procédure20. Ces constats trouvent écho dans le plus récent rapport sur la Suisse de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI)21.

Dans le présent chapitre, il ne s’agit pas de revenir sur les problèmes relatifs aux défauts du cadre légal en Suisse vis-à-vis des discriminations raciales dans les relations privées de travail, difficultés déjà maintes fois relevées par la doctrine22, le CSDH23 et les organes internationaux de protection des droits humains24, mais plutôt de proposer des bonnes pratiques en vue d’une meilleure protection légale en Suisse contre les discriminations raciales au travail. Parmi ces bonnes pratiques, la proposition ici examinée consisterait à appliquer, mutatis mutandis, les mécanismes de la loi fédérale sur l’égalité (LEg)25 aux discriminations raciales – et non seulement sexistes – au travail11. Cette transposition de la LEg aux discriminations raciales en Suisse se justifierait par le fait que la « race » ou l’origine, comme le genre, sont des caractéristiques personnelles et donc intimement liées à la dignité de l’individu.

Dans cette optique, les mécanismes spécifiquement mis en place par la LEg, s’agissant notamment de l’allègement du fardeau de la preuve, sont décrits ci-dessous à la lumière des évaluations les plus récentes de cette loi. L’étendue de la protection actuelle de la personnalité de la personne employée en droit privé suisse est ensuite examinée afin de saisir la pertinence de transposer la LEg aux discriminations raciales au travail. Enfin, de bonnes pratiques issues du droit européen et du droit français sont présentées dans le sens d’un droit antidiscriminatoire englobant tant les discriminations sexistes que raciales et prévoyant des mécanismes procéduraux similaires à ceux de la LEg.

Analyse

Mécanismes de la loi sur l’égalité pour lutter contre les discriminations sexistes au travail

Contexte et historique

La loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes, plus connue sous le nom de loi sur l’égalité ou son abréviation LEg26, a été adoptée le 24 mars 1995 et est entrée en vigueur le 1er juillet 199627. Elle concrétise le mandat législatif contenu à l’article 4 al. 2 de l’ancienne Constitution fédérale (ledit « article sur l’égalité » accepté en votation populaire le 14 juin 1981)28. Celui-ci a été repris, avec de légères modifications, par l’article 8 al. 3 de la nouvelle Constitution, qui précise que « la loi pourvoit à l’égalité de droit et de fait, en particulier dans les domaines de la famille, de la formation et du travail » avant de consacrer explicitement le droit à un salaire égal pour un travail de valeur égale pour les femmes et les hommes29. Si ce dernier droit est justiciable et peut dès lors être invoqué devant les tribunaux30, le Conseil fédéral a rapidement constaté des difficultés d’application, notamment en matière de preuve, entrevoyant déjà en 1986 la nécessité de réformes31. Ces obstacles ont joué un rôle central dans l’adoption de la LEg32, dont le champ d’application est plus large. Ainsi, outre la rémunération33, l’interdiction de discriminer de la LEg porte sur l’embauche, l’attribution des tâches, l’aménagement des conditions de travail, la formation et les perfectionnements professionnels, la promotion et la résiliation des rapports de travail34. La LEg vise explicitement les discriminations aussi bien indirectes que directes35 et s’applique tant aux rapports de travail publics que privés36. Elle protège aussi contre le harcèlement sexuel et sexiste, conçu comme une forme de discrimination37.

Mécanisme visant à faciliter l’accès individuel à la justice : l’allègement du fardeau de la preuve

L’allègement du fardeau de la preuve consacré par l’art. 6 LEg constitue une des mesures phares de la loi38. Règle spéciale dérogeant au principe général de l’art. 8 du code civil (CC) en matière de preuve, qui veut que la personne alléguant les faits doive les prouver (actori incumbit probatio), l’art. 6 LEg tend à « corriger l’inégalité résultant de la concentration des moyens de preuve en mains de [la partie employeuse] »39, inégalité qui crée des difficultés notoires pour prouver certains faits, comme l’équivalence du travail fourni40. L’allègement ne s’applique toutefois ni aux discriminations à l’embauche ni au harcèlement sexuel41. Dans ce cas, ce sont les règles ordinaires du code civil qui s’appliquent42, avec une légère nuance. En effet, en raison de la nature des faits, particulièrement difficiles à prouver43, la pratique se contente de la « vraisemblance prépondérante », qui peut être démontrée par un « faisceau d’indices convergents »44. Cette exclusion de l’embauche et du harcèlement ne figurait pas dans le projet initial du Conseil fédéral, mais a été introduite, à titre de compromis politique, par les Chambres fédérales45.

Pour les autres discriminations, l’allègement du fardeau de la preuve implique une analyse judiciaire en deux étapes46. La première consiste, pour la partie salariée, à rendre vraisemblable l’existence d’une discrimination. À cet égard, la simple vraisemblance suffit, ce qui signifie que le tribunal doit « disposer d’indices objectifs suffisants », sans être nécessairement convaincu du bien-fondé des allégations47. Lors de cette étape, la jurisprudence admet un droit de contrepreuve pour la partie employeuse, qui doit toutefois être interprété de manière restrictive48. Si la vraisemblance (simple) est admise, cela conduit à un renverse ment du fardeau de la preuve49. Ainsi, lors de la seconde étape, il incombe à la partie employeuse d’apporter la preuve complète, soit qu’il n’existe pas de différence de traitement, soit que celle-ci est objectivement justifiée50. Un droit de contre-preuve revient également à la partie salariée51.

Mécanisme visant à faciliter l’accès collectif à la justice : la qualité pour agir des organisations

L’art. 7 LEg reconnaît à certaines organisations de défense des travailleurs·euses ou de promotion de l’égalité la qualité pour agir en leur propre nom pour les situations discriminatoires qui affectent « un nombre considérable de rapports de travail »52. Ce droit d’action permet une approche collective, plus adaptée à des situations « systémiques »53 et évite aux victimes potentielles de devoir s’exposer personnellement. Il a ainsi été décrit comme un correctif bienvenu à l’approche individuelle et individualiste de la LEg54, parfois décriée comme mettant une charge disproportionnée sur les individus victimes de discriminations (alors qu’il s’agit d’un phénomène de nature collective)55. Les effets de cette action collective sont toutefois relativement limités, puisque les organisations peuvent uniquement requérir la constatation d’une discrimination, et pas, comme c’est le cas des actions individuelles, le versement d’une indemnité56.

Autres mécanismes prévus par la LEg

La LEg prévoit un certain nombre de protections qui, pour certaines, vont considérablement au-delà de ce que prévoit le code des obligations (CO)57. S’agissant tout d’abord des discriminations à l’embauche, la LEg permet de demander une indemnité forfaitaire d’un maximum de trois mois du salaire auquel la personne pouvait s’attendre58, qui peut être cumulée, pour les cas graves, avec les actions en dommages-intérêts ou en tort moral selon les règles générales du CO59. La LEg consacre par ailleurs le droit de demander une motivation écrite du refus d’embauche60. En revanche, la LEg ne prévoit pas de droit à l’engagement61.

Concernant ensuite les considérations salariales, plusieurs actions judiciaires permettent la mise en œuvre d’un droit à un salaire égal pour des tâches de valeur égale62. De manière prospective, les actions en prévention et en cessation de la discrimination permettent d’exiger un salaire non discriminatoire pour la suite des rapports de travail63 ; rétrospectivement, il s’agira notamment de faire une action en paiement du salaire dû pour demander la différence entre le salaire non discriminatoire et le salaire reçu64.

Par ailleurs, depuis le 1er juillet 2020, la LEg oblige les entreprises qui emploient au moins 100 personnes à procéder à une analyse interne de l’égalité salariale65. Adoptée à l’issue d’une évaluation mettant en lumière l’insuffisance des mesures volontaires proposées dans le cadre du « Dialogue sur l’égalité des salaires » lancé en 200966, cette modification a fait l’objet de vives discussions aux Chambres67. Les débats parlementaires ont notamment eu pour résultat de limiter l’obligation aux grandes entreprises, correspondant à 0.9 % des entreprises suisses, employant tout de même 46 % des travailleurs·euses68 et de limiter sa durée de validité à 203269.

La protection contre le harcèlement sexuel et sexiste constitue un autre apport central de la LEg, qui a également entraîné une modi†cation de l’art. 328 CO protégeant la personnalité des travailleurs·euses, lequel mentionne désormais explicitement le harcèlement sexuel27. La LEg conçoit celui-ci comme une forme particulière de discrimination, reflétant sa composante systémique : il s’agit d’un phénomène social qui dépasse de simples actes entre individus70. Outre les actions en prévention, cessation ou constatation de l’atteinte71, la LEg prévoit également la possibilité de condamner la partie employeuse à verser une indemnité correspondant au maximum à six mois de salaire, à moins qu’elle ne prouve avoir pris toutes les mesures qu’on pouvait raisonnablement exiger d’elle72.

Finalement, la protection spécifique contre les congés dits de représailles ou de rétorsion constitue un mécanisme important de la LEg, qui a été décrit comme l’une de ses innovations principales73. En effet, l’article 10 LEg permet à une personne licenciée en raison des droits qu’elle revendique (congé de rétorsion) de demander à être réintégrée à son poste de travail. Par contraste, la règlementation générale du CO permet uniquement de demander une indemnité en cas de congé abusif, congé qui reste toutefois valable74.

Évaluations et critiques de la LEg

Au cours de ses 25 ans d’existence, la LEg a fait l’objet de plusieurs évaluations qui ont mis en lumière des lacunes dans la protection et des obstacles dans l’application effective de la loi. En 2006, le rapport d’évaluation adopté par le Conseil fédéral juge la loi « utile, adéquate et applicable »75, mais cite également des difficultés majeures dans sa mise en œuvre, considérant par exemple que la protection contre les congés-rétorsion de l’art. 10 LEg n’avait guère été appliquée, que des difficultés de preuve persistaient malgré l’allègement prévu par l’art. 6 LEg ou encore que très peu d’entreprises avaient pris des mesures volontaires visant à promouvoir l’égalité76. 15 ans plus tard, ces conclusions restent d’actualité77.

Certaines limitations de la LEg ont trait à son application judiciaire : à ce propos, on relèvera notamment les obstacles procéduraux, qui restent considérables, comme les coûts de la représentation juridique (dépens) associés à une procédure civile (lorsque la conciliation a échoué et en cas de perte du procès)78. D’autres limites se rapportent à la loi elle-même, comme le fait que les discriminations à l’embauche et le harcèlement sexuel restent exclus de l’allègement du fardeau de la preuve, un aspect qui a fait l’objet de critiques aussi bien doctrinales79 que politiques80. La visée restreinte des moyens d’action collectifs, permettant uniquement de constater l’existence d’une discrimination, a également été critiquée81. Plus généralement, des critiques ont ciblé l’approche individualiste de la LEg : le caractère limité des mesures préventives et collectives ou encore l’existence d’indemnités plutôt que de sanctions dissuasives sont autant d’éléments qui ont été considérés comme indices que la LEg continue à considérer l’inégalité comme « un fardeau privé et non social »82.

En dépit de ses failles, la LEg est considérée comme une innovation majeure pour le système juridique suisse83. Au cours de ses 25 années d’existence, elle est devenue une « référence »84 et a inspiré d’autres lois, en particulier la loi fédérale sur l’égalité des personnes handicapées (LHand)85. Ses atouts ont également inspiré différentes propositions pour l’étendre : ainsi, un courant doctrinal a longtemps proposé que la LEg soit appliquée aux discriminations en raison de l’orientation sexuelle86, une interprétation désavouée par le Tribunal fédéral en 201987. Malgré ses imperfections, la LEg offre donc, dans le domaine particulier des discriminations sexistes au travail, plusieurs mécanismes qui peuvent être considérés comme des bonnes pratiques, car ils contribuent à lever certains obstacles à une égalité effective.

Transposer la LEg au motif fondé sur la « race » : pourquoi et comment ?

Dispositions du droit privé suisse relatives aux discriminations raciales

De la même manière que le genre, l’origine ou la « race »88 d’une personne peut également expliquer des différences de traitement dans le monde professionnel, qui reposent sur des biais profondément ancrés dans l’inconscient collectif (discrimination systémique89). Or, comme cela a été mentionné dans l’introduction, diverses études menées montrent que le droit suisse est lacunaire en ce qui concerne le cadre légal relatif à la protection contre les discriminations raciales dans les relations privées de travail en général.

Néanmoins, une certaine protection découle des dispositions de droit privé, notamment celles protégeant la personnalité, de manière générale (28 CC) ou dans le cadre de rapports de travail (328 CO)90. L’art. 8 al. 2 Cst., qui interdit les discriminations notamment fondées sur l’origine ou la « race », n’a en principe pas d’effet horizontal direct entre particuliers. Un effet horizontal indirect découle toutefois de l’art. 328 CO interprété à la lumière de l’art. 8 Cst. dans le cadre d’un contrat de travail de droit privé91. En effet, l’art. 328 CO impose à la partie employeuse de protéger l’intégrité personnelle de ses employé·e·s, protection qui comprend le droit de ne pas être discriminé·e92. Si l’art. 328 CO ne confère pas de droit général à l’égalité de traitement93, il interdit les différences de traitement qui portent atteinte à la personnalité. C’est le cas lorsqu’une personne est traitée de manière défavorable en raison de sa couleur de peau94. Par ailleurs, en cas de traitement collectif (plans sociaux et gratifications), les employé·e·s ont le droit à ne pas être traité·e·s de manière distincte sans motifs objectifs et raisonnables95.

La protection de la personnalité s’étend à la phase précontractuelle, en particulier aux entretiens d’embauche96. Si l’application de l’article 328 CO à la phase précontractuelle est contestée par une partie de la doctrine, celle-ci fait découler une protection comparable de la culpa in contrahendo (littéralement « faute dans la conclusion d’un contrat », c’est-à-dire de l’obligation pour les parties de se comporter de bonne foi dans le cadre de pourparlers précédant la conclusion d’un contrat)97. Dans tous les cas, une certaine protection contre les discriminations à l’embauche découle des dispositions générales de droit du travail, en particulier s’agissant de motifs liés à la couleur de peau ou à l’origine présumée d’une personne98.

À cet égard, deux affaires cantonales sont emblématiques. Dans la première affaire, jugée par le Tribunal des prud’hommes de Lausanne, une personne s’est vu octroyer 5000 francs de réparation pour tort moral parce que son refus d’engagement dans un établissement médico-social (EMS) avait été explicitement justifié, par la directrice des soins, par la couleur de sa peau99. Son argument selon lequel ce refus n’était pas raciste, puisque justifié par les sensibilités des pensionnaires du home, n’a pas été retenu par le tribunal. Celui-ci a jugé que les propos étaient de nature à profondément heurter la plaignante. Plutôt que de reconnaître un effet horizontal direct au principe constitutionnel de l’égalité de traitement et de non-discrimination (art. 8 al. 2 Cst.), le tribunal s’est fondé sur la protection de la personnalité garantie par l’article 328 CO, qu’il a interprétée à la lumière de l’article 8 Cst., lui conférant ainsi un eûet horizontal indirect. Dans la seconde affaire, un tribunal zurichois a considéré, sur la base cette fois-ci de la culpa in contrahendo, que le fait d’écarter une personne en raison de son nom de famille (la partie employeuse ne souhaitait pas engager « des personnes des Balkans » ni « des foulards islamiques ») constituait une discrimination raciale, allouant à la plaignante une somme de 5000 francs pour tort moral100.

Ces affaires indiquent que le droit privé suisse peut être interprété de sorte à offrir une protection contre les discriminations raciales (recommandation g)101. Toutefois, ces affaires restent exceptionnelles : ainsi, une étude de 2017 considère qu’il n’y aurait pas eu plus de quatre jugements traitant de racisme anti-noir sous l’angle du droit civil en 30 ans102. Les affaires citées constituent d’ailleurs des cas particulièrement flagrants et d’autant plus rares. En effet, outre le fait que le motif réel n’est pratiquement jamais explicité, des études sociologiques montrent que le racisme structurel s’exprime aussi de façon inconsciente103 ; ce que le cas de Zeynep illustre au début de ce chapitre. L’adoption de la LEg a précisément été motivée par la nécessité de prévoir des dispositions et des actions spécifiques en droit suisse pour lutter contre les discriminations sexistes, les dispositions générales ne suffisant de toute évidence pas. À cet égard, un parallèle peut être établi entre les discriminations raciales et sexistes, à la lumière notamment de travaux ayant montré leur généalogie commune104.

Des dispositions similaires à celles prévues par la LEg pourraient apporter un début de remède, certes partiel, à ces difficultés (recommandations a et b). Ainsi, le droit de demander une justification écrite du refus d’embauche pourrait révéler des réflexions discriminatoires. Le fait même de consacrer cette interdiction dans une disposition juridique pourrait avoir un certain effet dissuasif, et les personnes concernées n’auraient pas à faire valoir le caractère grave de l’atteinte à la personnalité, comme c’est le cas en vertu du droit général du travail. La portée de telles dispositions serait toutefois limitée par le fait que la LEg exclut explicitement l’allègement du fardeau de la preuve s’agissant de l’embauche, une lacune à laquelle il faudrait remédier (recommandation c).

Les discriminations raciales peuvent également apparaître à d’autres stades de la relation professionnelle, s’agissant de l’avancement professionnel, des gratifications, du mobbing ou de la résiliation des rapports de travail. La question de la preuve de la discrimination se pose, en termes de discriminations raciales, pour chacun de ces aspects. Dans ce sens, la LEg prévoit, nous l’avons vu, un allègement du fardeau de la preuve de la discrimination sexiste ayant trait « à l’attribution des tâches, à l’aménagement des conditions de travail, à la rémunération, à la formation et à la formation continue, à la promotion et à la résiliation des rapports de travail »105. Ainsi, si on transposait les dispositions actuelles de la LEg aux questions de discrimination raciale, l’allègement du fardeau de la preuve s’étendrait donc aux licenciements abusifs106 ainsi qu’aux non-avancements professionnels ou absences de grati†cations par rapport aux collègues. Citons par ailleurs la protection contre le congé-représailles incluant le droit à la réintégration, qui vise à faciliter l’accès à la justice pour les victimes de discriminations107.

Bonnes pratiques : Mécanismes de la LEg qui pourraient être transposés mutatis mutandis aux discriminations raciales

  • Allègement du fardeau de la preuve (pour certains aspects seulement de la relation de travail) permettant de renverser le fardeau de la preuve sur la partie employeuse.
  • Recours corporatif permettant une action collective d’un syndicat ou d’une organisation afin de faire constater le caractère systémique de discriminations sexistes au travail.
  • Actions judiciaires spécifiques permettant d’obtenir le paiement d’indemnités ou de la différence de salaire en cas de refus d’embauche, de harcèlement sexuel ou de différence salariale injustifiée pour des raisons sexistes.
  • Possibilité de demander par écrit les motifs du refus d’embauche.
  • Possibilité de demander la réintégration au poste de travail en cas de congé-rétorsion.

Dispositions du droit européen relatives aux discriminations raciales

Le droit de l’Union européenne (UE) prévoit un important dispositif en matière de non-discrimination. Ce dispositif concerne d’un côté la non-discrimination en raison de la « race » ou de l’origine ethnique dans l’accès à – et la jouissance de – différents droits économiques et sociaux108, en vertu de la Directive 2000/43/ CE du Conseil du 29 juin 2000 « relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique »109. Il se rapporte d’un autre côté à la non-discrimination (fondée sur la religion ou les convictions, le handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle) au travail, sur la base de la Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 « portant [sur la] création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail »110. Ensemble, les deux instruments forment un arsenal complémentaire en termes de protection contre les discriminations de toutes sortes au travail. Ces deux directives contiennent des dispositions, que les États membres de l’UE doivent obligatoirement transposer, concernant l’allègement du fardeau de la preuve dans les procédures civiles111, les discriminations directes et indirectes112 et la défense des droits découlant de ces directives par des associations ou organisations113.

Pour prendre l’exemple de la France, les directives européennes y ont en grande partie été transposées par la loi du 16 novembre 2001. Ainsi, les discriminations raciales – directes et indirectes – dans l’emploi sont désormais explicitement interdites et la loi prévoit que la charge de la preuve ne repose plus uniquement sur la victime. Dans ce sens, il existe un partage du fardeau de la preuve entre l’auteur·e et la victime : la victime doit présenter des éléments de faits laissant présumer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte. Une fois cette présomption établie, c’est à l’auteur·e présumé·e de se défendre et, en l’occurrence, de prouver que sa décision repose sur des éléments objectifs et raisonnables. En outre, le droit français prévoit la possibilité pour les syndicats d’agir en justice à la place de la victime, avec son consentement114. Le droit français satisfait à cet égard aux recommandations de l’ECRI en matière de discriminations raciales115.

Bonne pratique : Allègement du fardeau de la preuve en droit français

Le droit français connaît déjà l’allègement du fardeau de la preuve en cas de discrimination présumée au travail. L’art. L1134-1 du code du travail français dispose :

« Lorsque survient un litige en raison d’une méconnaissance des dispositions du chapitre II [principe de non-discrimination], le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte, telle que définie à l’article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.

Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.

Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles. »

Ces dispositions n’ont certes pas permis de mettre fin aux discriminations raciales au travail en France en particulier116, mais leur mise en œuvre en Suisse permettrait de combler des lacunes juridiques importantes relevées par les études menées ces dernières années. En effet, le problème de la preuve de la discrimination raciale, l’absence d’une norme en droit privé interdisant de manière explicite les discriminations raciales (directes et indirectes) au travail et les possibilités très limitées de recours corporatif, expliquent en grande partie la rareté de la jurisprudence des cours civiles en Suisse (sans réparations pour les victimes, ni effet dissuasif pour les parties employeuses). Or, plusieurs de ces bonnes pratiques existent déjà en partie dans l’ordre juridique suisse, mais uniquement s’agissant des discriminations sexistes au travail.

Conclusion

Partant du constat que le droit civil suisse ne protège pas de manière adéquate contre les discriminations raciales dans le cadre du travail, la présente contribution a exploré la manière dont le droit suisse pourrait règlementer cette question. Elle a notamment proposé une piste spécifique, à savoir, transposer la loi sur l’égalité, qui protège contre les discriminations sexistes, aux discriminations fondées sur la « race ». Nous avons ainsi présenté diûérentes mesures phares de la LEg, comme l’allègement du fardeau de la preuve, la qualité pour agir des associations, les indemnités forfaitaires en cas de discrimination, la possibilité de demander une motivation écrite en cas de refus d’embauche, ou encore la protection contre les congés-représailles. Sur tous ces points117, une règlementation analogue, appliquée cette fois-ci aux discriminations raciales118, constituerait une avancée significative en matière de protection contre les discriminations dans le cadre du travail (recommandations a et b). Des mécanismes similaires sont d’ailleurs également prévus en droit européen, comme l’a montré le cas de la France. Une telle loi s’avère d’autant plus nécessaire que la protection de la personnalité n’a que très rarement été mobilisée pour protéger contre des discriminations raciales. En effet, même si cette possibilité existe en principe, son application effective reste limitée à quelques rares cas particulièrement flagrants.

Cependant, la LEg n’est pas une loi dont l’application et le fonctionnement sont exempts de critiques. Il conviendrait donc de remédier à certains de ses écueils. Par exemple, les discriminations à l’embauche, qu’elles soient sexistes, raciales ou multiples (basées sur les motifs du genre mais aussi de la « race » ou de l’origine, ainsi que de la religion, par exemple), doivent pouvoir bénéficier de l’allègement du fardeau de la preuve pour permettre un véritable accès à la justice des victimes de toutes les formes de discriminations (recommandation c et h).

Plus généralement, d’autres mesures seraient également nécessaires pour lutter contre le racisme systémique et prévenir au travail les discriminations qui y sont liées. En effet, même s’agissant des États membres de l’UE, on peut constater que la législation n’est pas toujours mise en œuvre efficacement119. Des formes de discriminations multiples (par exemple, les femmes musulmanes d’origine africaine) sont ainsi au centre des préoccupations des organes internationaux de surveillance120.

Recommandations

Pour une protection efficace des droits humains en Suisse :

a Une nouvelle loi fédérale est adoptée, prohibant les discriminations dans le cadre des relations de travail qui ne sont actuellement pas couvertes par la LEg, en particulier les discriminations raciales (fondées sur la « race », l’origine ou l’ethnicité).
b La nouvelle loi prohibe explicitement tant la discrimination raciale indirecte que directe.
c La nouvelle loi prévoit un allègement du fardeau de la preuve pour toutes les discriminations raciales, y compris celle à l’embauche et le harcèlement ou mobbing.
d La nouvelle loi prévoit la possibilité de réintégrer sa place de travail à tous les cas de licenciement abusif pour discrimination raciale.
e La nouvelle loi prévoit que les associations et organisations de travailleurs·euses peuvent défendre, dans le cadre d’une procédure civile et avec leur approbation, les droits des personnes employées touchées par une discrimination raciale au travail.
f La nouvelle loi prévoit que les associations et organisations de travailleurs·euses peuvent défendre, dans le cadre d’une procédure civile et avec leur approbation, les droits des personnes employées touchées par une discrimination raciale au travail.
g Dans l’intervalle de l’adoption de la nouvelle loi, les tribunaux veillent à interpréter l’article 328 CO (protection de la personnalité) ainsi que les obligations précontractuelles à la lumière de l’article 8 al. 2 Cst., en considérant notamment que des discriminations raciales constituent une atteinte grave à la personnalité.
h Les formes de discrimination multiples (notamment fondées sur le genre et la « race », l’origine ou l’ethnicité) sont mises au centre des préoccupations des autorités politiques, législatives et judiciaires.
Notes de bas de page
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