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Recours à la force lors d’un contrôle d’identité

Dans l’affaire Dembele, la Cour européenne des droits de l’homme conclut pour la première fois à une infraction de la Suisse à l’article 3 de la Convention

Abstract

Auteur : Alexander Spring (Traduction de l'allemand)

Publié le 11.12.2013

Pertinence pratique :

  • Selon la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH), la fracture de la clavicule consécutive à un contrôle d’identité par la Police genevoise indique un recours à la force disproportionné et, par conséquent, une violation matérielle de l’art. 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH).
  • La Cour formule des exigences strictes en matière de garanties de forme de l’art. 3 CEDH: bien que le Tribunal fédéral (TF) ait examiné par deux fois les faits de la cause, elle estime que l’instruction n’a pas été menée avec la diligence et l’impartialité voulues.
  • Des progrès restent à faire, notamment dans le canton de Genève, en ce qui concerne l’examen du recours à la force disproportionné par la police d’une part et les enquêtes judiciaires motivées par ces affaires d’autre part.

Contexte de l’arrêt

Dans son arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) statue sur un incident survenu en 2005 et mettant aux prises deux policiers genevois et le requérant, Kalifa Dembele, un ressortissant burkinabé domicilié à Genève. Le 2 mai 2005, durant un contrôle d’identité, M. Dembele a été maltraité et plaqué au sol par deux policiers, qui ont notamment utilisé une matraque. Après avoir tenté en vain de fuir, le requérant aurait mordu l’avant-bras d’un policier, dans un réflexe de défense. Pendant le transport au poste de police, les agents auraient frappé le requérant et proféré des insultes à caractère raciste. Le médecin qui a examiné le requérant a diagnostiqué une fracture de la clavicule droite, mais pas d’autres blessures. La lésion a eu pour conséquence une longue incapacité de travail.

Après les incidents, une procédure pénale a été ouverte contre M. Dembele pour opposition aux actes de l’autorité et lésions corporelles simples. Cette plainte a ensuite été classée. De son côté, M. Dembele a introduit une action pénale contre les deux policiers pour mauvais traitements. Le ministère public a classé cette procédure en prononçant une ordonnance de non-entrée en matière, une décision confirmée par la Chambre d’accusation du canton de Genève. M. Dembele a alors saisi le Tribunal fédéral qui, dans son arrêt du 27 novembre 2008, annulait l’ordonnance de la Chambre d’accusation, constatant que l’enquête sur les mauvais traitements exigée par l’art. 3 CEDH n’avait pas été suffisamment approfondie. Le Tribunal fédéral estimait ainsi que les accusations du requérant n’avaient pas été assez vérifiées et qu’il fallait notamment contrôler si le médecin traitant avait diagnostiqué d’autres blessures.

Après un complément d’enquête, le procureur général du canton de Genève a classé une deuxième fois la plainte contre les deux policiers en novembre 2010, dans une ordonnance confirmée à nouveau par la Chambre d’accusation et, contrairement à la première, aussi par le Tribunal fédéral (arrêt du 14 septembre 2011). Le TF considérait cette fois que l’arrêt de la Chambre d’accusation du canton de Genève était suffisamment motivé et qu’il tenait compte tant des déclarations des témoins-clé que des preuves essentielles.

Violation du volet matériel de l’art. 3 CEDH

Le requérant a fait valoir devant la cour de Strasbourg que les incidents relatés constituaient un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’art. 3 CEDH. Bien qu’elle ait admis que M. Dembele avait refusé de coopérer, ce qui justifiait tout à fait le recours à certains moyens de coercition, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé être en présence d’une violation du volet matériel de l’art. 3 CEDH, les faits restant malgré tout contestés. En effet, la fracture de la clavicule dont a été victime le requérant dépasse d’une part «sans aucun doute» le seuil de gravité exigé par l’art. 3 CEDH. D’autre part, la CrEDH considère que la force employée par la police était disproportionnée, parce que le requérant n’était manifestement pas armé et qu'il n’a tenté de se défendre, en mordant l’avant-bras d’un agent, que lorsqu’il se trouvait déjà au sol.

Violation du volet procédural de l’art. 3 CEDH

Le requérant a aussi invoqué une violation du volet procédural de l’art. 3 CEDH: les autorités genevoises n’auraient pas mené l’enquête avec le soin, la célérité et l’impartialité requis. Il faisait notamment référence ici à la longueur de la procédure, de plus de six ans en tout. Il s’est également plaint du fait que les autorités aient mal apprécié les preuves, en ne tenant pas compte de tous les éléments factuels du dossier. Enfin, il a allégué le manque d’impartialité des autorités qui ont mené l’enquête.

La Cour a commencé par rappeler les exigences auxquelles doit satisfaire une enquête sur des allégations de mauvais traitements:

  • L’enquête doit être à la fois rapide et approfondie: les autorités doivent s’employer à établir les faits et ne pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées.
  • Les autorités doivent prendre toutes les mesures raisonnables à leur disposition pour obtenir les preuves, y compris les dépositions des témoins oculaires ainsi que toutes les méthodes de préservation des preuves et les expertises criminalistiques.
  • L’enquête doit être menée en toute indépendance par rapport au pouvoir exécutif.
  • La victime doit être en mesure de participer effectivement à l’enquête.

Dans le cas d’espèce, la Cour a conclu que les retards enregistrés n’étaient pas justifiés, compte tenu de la gravité des accusations, de la relative simplicité de l’affaire (nombre d’acteurs limités et événements circonscrits) et des preuves matérielles facilement accessibles (peu de témoins). Elle a aussi regretté la décision de ne pas procéder à une contre-expertise indépendante au sujet de l’emploi de la matraque. En dépit de la réouverture de la procédure par le Tribunal fédéral, l’enquête sur les incidents n’a pas été menée avec la diligence nécessaire, de sorte que la Cour a conclu, outre à la violation du volet matériel de l’art. 3 CEDH, à la violation de son volet procédural également.

Opinion dissidente de la juge suisse Keller

Dans une opinion dissidente, la juge Keller a contesté les conclusions de la Cour. Si elle admettait qu’il y avait occasionnellement à Genève (comme dans d’autres villes de Suisse) des cas où la police faisait un usage excessif de la force, elle estimait cependant que la conclusion selon laquelle les agents ont traité le requérant avec une «extrême brutalité» n’était pas suffisamment étayée, car les autorités ont fourni une explication plausible quant à l’origine de la fracture. Ne pouvant pas savoir si le requérant était armé ou non, les policiers ont réagi de manière adéquate et proportionnée.

S’agissant de la violation du volet procédural de l’art. 3 CEDH, la juge a souligné le fait que le Tribunal fédéral s’est référé expressément à la jurisprudence de la Cour dans son arrêt du 27 novembre 2008. Elle estimait en outre que, pour savoir si l’enquête avait été menée avec la diligence voulue, la Cour ne devait pas inclure dans la durée totale la première procédure de recours devant le Tribunal fédéral – grâce à laquelle l’enquête avait été rouverte – lorsqu’elle statuait sur la violation du volet procédural de l’art. 3 CEDH. Une période de deux ans et neuf mois pour trois instances judiciaires était à son avis conforme à l’exigence de célérité à laquelle doit satisfaire l’enquête. Enfin, elle mettait en doute l’utilité de demander une contre-expertise du rapport de police quant au bris de la matraque.

Le canton de Genève de nouveau pointé du doigt

Ce n’est pas la première fois que le canton de Genève doit répondre à des accusations mettant en cause un recours excessif à la force par des policiers. Selon le rapport que le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) a établi à la suite de sa dernière visite en Suisse en 2011, le phénomène des violences policières reste d’actualité dans ce canton (chif. 10).

Ce n’est pas non plus la première fois que l’on reproche au canton de Genève de ne pas mener correctement l’enquête sur ces voies de fait. En effet, le manque d’impartialité des organes chargés de l’enquête a été dénoncé à plusieurs reprises. Pour cette raison, la CPT recommandait, dans son rapport de 2007, la mise sur pied d’un organe totalement indépendant d’examen des plaintes contre les violences policières (chif. 43). C’est en réaction à cette recommandation que le canton de Genève créait en 2009 l’Inspection générale des services (IGS). Cet organe, placé sous l’autorité directe de la cheffe de la police, est désormais chargé de statuer en première instance sur le recours abusif à la force par la police. Dans son rapport de 2011 (chif. 15), le CPT relevait avec intérêt la mise en place de l’IGS, mais continuait à nourrir des doutes quant à l’indépendance d’un organe de contrôle rattaché directement à la cheffe de la police.

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