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La conduite à tenir face à des détenus en grève de la faim en Suisse

Règles cantonales à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et du nouveau droit de protection de l'adulte

Abstract

Auteure : Anja Eugster

Publié le 13.06.2013

Pertinence pratique :

  • Face à un détenu en grève de la faim, la Cour européenne des droits de l'homme admet aussi bien l'alimentation forcée que le respect de la libre volonté dans sa jurisprudence. L'État est toutefois soumis à un devoir de protection visant à empêcher les suicides impulsifs.
  • L’alimentation forcée pose un problème juridique en particulier lorsque le patient a formulé des directives anticipées s’y opposant, car, si la capacité de discernement du patient est avérée, celles-ci doivent être respectées selon le nouveau droit de protection de l'adulte, et ce même en détention. L'examen de la validité de ces directives requiert toutefois une diligence accrue.
  • En l’absence de directives anticipées de la part du patient et en présence d'une base légale cantonale en la matière, l’alimentation forcée reste néanmoins possible.

Décès d'un détenu dans le canton de Zoug après une grève de la faim

Mi-avril 2013, le canton de Zoug a averti qu'un détenu de 32 ans était décédé après une grève de la faim. Les autorités compétentes avaient respecté les directives anticipées du détenu et avaient renoncé aux mesures de maintien des fonctions vitales ainsi qu’à une alimentation forcée. Elles se sont basées sur la réglementation cantonale entrée en vigueur en mai 2012 (§ 6a de l'ordonnance sur l'exécution de la justice pénale des adultes). Selon cette règle, il n'y a pas à ordonner d'alimentation forcée en cas de grève de la faim dans le cadre de l'exécution d'une peine ou d'une mesure. En cas de perte de conscience du détenu gréviste, les autorités d'exécution doivent tenir compte des directives anticipées valables.

Grève de la faim et alimentation forcée dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme

Presqu'en même temps, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a publié une décision d'irrecevabilité à propos d'un recours de Bernard Rappaz contre un ordre d'alimentation forcée. Les principes développés dans cet arrêt et dans d'autres décisions antérieures à ce propos peuvent se résumer comme suit:

  1. Un État ne viole pas son devoir de protection découlant du droit à la vie lorsqu'une personne en grève de la faim capable de discernement, dument informée des risques de son comportement et à qui des soins médicaux ont été proposés, décède en détention, sans qu'elle soit alimentée de force ou libérée selon sa demande.
  2. De l'avis de la CEDH, une alimentation forcée qui (a) est médicalement indiquée pour sauver la vie d'un détenu en grève de la faim en raison de la menace pesant sur sa vie ou des risques d'atteintes irrémédiables à sa santé, qui (b) se fonde sur une base légale, qui (c) est mise en œuvre avec le plus de ménagement possible et (d) en respectant les garanties de procédure, ne représente pas une violation de l'interdiction des traitements inhumains ou dégradants de l'art. 3 CEDH et du droit à l'autodétermination selon l'art. 8 CEDH.
  3. L'alimentation forcée d'une personne en grève de la faim n'enfreint pas en principe non plus le droit de choisir la manière et le moment de mourir découlant du droit au respect de la vie privée de l'art. 8 CEDH, étant donné que l'objectif poursuivi par la personne en question n'est en règle générale pas la mort, mais bien de vivre sous d'autres conditions de détention ou en liberté ou de satisfaire des revendications politiques.

La CEDH laisse le soin aux États membres de déterminer la manière dont ils entendent résoudre le champ de tension, à l'intérieur de ces prescriptions, entre leurs devoirs de protection découlant du droit à la vie et le droit à l'intégrité physique. Les cas de détenus entamant une grève de la faim doivent être nettement distingués des cas, reconnaissables, de détenus atteints de troubles psychiques risquant de se suicider: les États membres de la CEDH sont clairement tenus de prendre les mesures nécessaires pour empêcher un suicide, sous l'émotion de l'arrestation, notamment.

Directives anticipées du patient dans le nouveau droit de protection de l'adulte

Comment le droit suisse résout-il ce dilemme? Selon le nouveau droit de protection de l'adulte du Code civil suisse (CC) en vigueur depuis le 1er janvier 2013 sur le plan fédéral, un médecin doit en principe se conformer aux directives anticipées d'une personne capable de discernement, «sauf si elles violent des dispositions légales, ou si des doutes sérieux laissent supposer qu'elles ne sont pas l'expression de sa libre volonté ou qu'elles ne correspondent pas à sa volonté présumée dans la situation donnée» (art. 372 CC).

Ni le CC, ni aucune autre disposition légale à notre connaissance ne contiennent d'indications selon lesquelles on pourrait s'écarter de ces règles dans des situations de détention à caractère pénale. Plus précisément, d'après le principe de l'équivalence, les soins médicaux aux personnes détenues doivent être les mêmes que ceux de personnes en liberté. Ainsi, la libre volonté d'une personne doit être respecté, quand bien même elle se trouve incarcérée, lorsque sa volonté se rapporte concrètement à la situation à évaluer, en l'espèce la grève de la faim. Ce principe correspond aussi à la règle de l'art. 74 CP, qui postule que les droits d'une personne en prison ne peuvent être restreints que dans la mesure requise par la privation de liberté.

Réglementations cantonales sur la procédure à suivre en cas de grève de la faim

Les bases légales promulguées, dans l'intervalle, par quelques cantons au sujet de la conduite à adopter avec des détenus en grève de la faim se divisent en trois groupes:

  • Selon les réglementations comme celle du canton de Zoug, les volontés d'une personne capable de discernement, en particulier les directives anticipées, doivent être respectées, ce qui interdit à l'État l’alimentation forcée. Le Conseil d'État du canton de Zoug a précisé, dans ses explications sur l'ordonnance, que l’interprétation du devoir d'assistance à ce sujet ne pouvait conduire à une restriction plus grande des libertés individuelles, par exemple à un non-respect du droit du détenu à l'autodétermination sur son propre corps.
    Les cantons de Bâle-Ville (§ 31bis de l'ordonnance sur la détention provisoire) et de Saint-Gall (art. 31bis de l'ordonnance sur la procédure pénale) disposent de réglementations similaires. Mais il n'y a aucune règle explicite sur la manière d'agir en l'absence de directives anticipées.
  • Les cantons de Berne (art. 61 LEPM) et des Grisons (art. 27 loi sur l'exécution de la justice) ont, au niveau législatif et sous la forme de dispositions potestatives, créé une base légale pour mettre en œuvre une alimentation forcée lorsque la personne concernée est en danger de mort ou qu'elle court un grave risque pour sa santé. Mais, il n'y a pas d'obligation d'intervention à charge des autorités tant qu'elles peuvent partir du principe que la personne détenue forme librement son opinion. La prise en compte des directives anticipées en cas d'incapacité de discernement n'est pas réglée explicitement. Les règles du CC sont, dans ce dernier cas, applicables.
  • Enfin, combinant ces deux variantes, la réglementation plus complète (Art. 91 LPMPA) du canton de Neuchâtel établit une base légale pour ordonner à la fois une alimentation forcée et le respect explicite des directives anticipées. Le canton du Valais a aussi édicté depuis une réglementation en la matière, mais seulement sous la forme d’une ordonnance (art. 49bis du règlement sur les établissements de détention du canton du Valais).

Conclusion

Les décisions d’alimenter ou non des personnes détenues sous la contrainte provoquent régulièrement un conflit entre le droit de la personne à l'autodétermination et le devoir de l'État de protéger la vie du détenu.

Les réglementations légales, qui prévoient la renonciation à l'alimentation forcée et le respect de directives anticipées valables, donnent en principe la priorité au droit à l'autodétermination. Au regard des prescriptions de l'art. 372 CC et des devoirs particuliers de protection et d'assistance vis-à-vis des détenus que la CEDH impose aux États membres, les médecins doivent examiner, avec la plus grande diligence, les directives anticipées sur les points suivants: reflètent-elles vraiment la volonté actuelle de l'auteur? La volonté qui y est exprimée a-t-elle été formée librement ou, comme dans les cas de grèves de la faim en groupe, la personne a-t-elle été contrainte à une telle déclaration? Cette volonté exprime-t-elle vraiment la renonciation à toute intervention médicale au risque de mourir ou de subir des atteintes irrémédiables à la santé? Les directives n'ont-elles pas été rédigées afin d'obliger l'État à se plier aux revendications de la personne gréviste, pour finalement interrompre la grève de la faim? De nouveau, il s'agit d'expliquer clairement à la personne en grève que ses revendications ne seront acceptées à aucune condition.

Si la personne en grève ne peut plus se départir elle-même de son projet et lorsqu'il n'y a pas de directives anticipées, ou qu'il existe des indices qu'une décision a été prise sous la pression du groupe ou qu'elle ne reflète pas la volonté actuelle, ou si des entretiens avec le médecin traitant montrent que la personne en grève n'envisage pas vraiment la mort, l'obligation de l'État de protéger la vie requiert, à ce moment-là, au plus tard, d'envisager d'effectuer l'alimentation forcée.

Ces réflexions ne contredisent pas la réglementation du CC sur les directives anticipées. Bien au contraire, le CC garantit que la procédure sera la même dans toute la Suisse, indépendamment des réglementations cantonales concrètes sur la question de savoir s'il faut tenir compte de ces directives.

En revanche, dans le domaine des réglementations cantonales sur l'alimentation forcée, la situation est insatisfaisante pour deux raisons:

  1. Vu la grande mobilité intercantonale des détenus, il n'est pas raisonnable que chaque canton connaisse sa propre solution. Selon le lieu où la personne entame une grève de la faim, la base légale cantonale ordonnera son maintien en vie ou non. C'est pourquoi ces règles devraient être unifiées le plus rapidement possible.
  2. Les règles apodictiques qui prévoient une renonciation générale à l'alimentation forcée ne reflètent pas la complexité de la question. Même si le désir de l'État est légitime de manifester clairement qu'il ne se laissera pas mettre sous pression, la réglementation légale doit laisser aux autorités responsables une certaine marge de manœuvre afin de pouvoir trouver dans chaque cas une solution adaptée.


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