Publication finale

Des pratiques policières conformes aux droits humains

Publié le 29.09.2022

Introduction

Cas pratique : Arrêt cardiaque lors d’un contrôle de police

Le soir du 28 février 2018, Mike Ben Peter a fait un arrêt cardiaque lors d’un contrôle de police à Lausanne. Il est décédé le lendemain à l’hôpital. Selon le rapport de la Police cantonale vaudoise, qui effectuait cette nuit-là des contrôles préventifs contre le trafic de drogue en ville, ce citoyen nigérian, père de famille de 40 ans, aurait été contrôlé en raison d’un « comportement suspect ». Comme il refusait de se laisser arrêter, une bagarre s’est ensuivie. Selon la presse, les policiers l’ont terrassé pour lui passer les menottes, ont utilisé du gaz lacrymogène et l’ont frappé à plusieurs reprises avant de le plaquer au sol face contre terre. Pendant environ six minutes, au moins cinq policiers l’ont maintenu avec force contre le sol froid, assis, à genoux ou couchés sur lui. Mike Ben Peter a suffoqué, crié et fini par faire un arrêt cardiaque. Une témoin a entendu des coups, de fortes respirations et des cris. Selon l’autopsie, Mike Ben Peter présentait de gros hématomes sur les organes génitaux et les côtes, mais n’avait pas de drogue dans le sang. L’enquête pénale est encore en cours. À noter qu’aucune mesure n’a été prise pour empêcher les policiers de se mettre d’accord sur le déroulement des faits et qu’ils n’ont jamais été suspendus.

Cas pratique : Filmer pendant une intervention policière

En 2017, un étudiant en droit veut participer à une manifestation à Berne contre le racisme et le fascisme. Le rassemblement n’ayant pas été autorisé, la police l’empêche de se dérouler. Alors qu’il se fait contrôler par un agent, l’étudiant en droit remarque un individu plaqué au sol par la police et filme la scène avec son portable. En dépit de l’injonction d’un policier, il continue à filmer, sur quoi le policier le prend par le col et le contraint à effacer la vidéo. L’étudiant en droit dépose ensuite plainte pénale pour contrainte et abus d’autorité. Peu de temps après l’interrogatoire, en mars 2018, du policier mis en cause, le Ministère public ordonne à l’étudiant de garder le silence sur la procédure, sous peine d’une amende pouvant aller jusqu’à 10 000 francs. Une étape supplémentaire est franchie peu après. De plaignant, l’étudiant en droit passe à accusé : il est poursuivi pour empêchement d’accomplir un acte officiel. En 2019, le Ministère public décide de classer les procédures aussi bien contre le policier que contre l’étudiant, estimant qu’une condamnation est improbable. La Cour suprême du canton de Berne déboutera ensuite l’étudiant, qui avait formé recours contre l’ordonnance du parquet.

En vertu du mandat que lui confère l’État, la police se porte garante de la sécurité et de l’ordre publics ainsi que du respect du droit. Elle incarne ainsi le monopole de la force détenu par l’État. Pour accomplir cette mission, la police a notamment le droit de réaliser des contrôles et, au cas où cela s’avèrerait nécessaire, d’appliquer des mesures de contrainte lorsqu’un individu ne respecte pas la loi. De par leur nature, ces activités empiètent sur le champ de protection des droits fondamentaux et des droits humains. Souvent, toute la difficulté pour la police consiste à appréhender correctement des situations confuses et à y réagir avec rapidité et à bon escient. L’exercice est d’autant plus ardu qu’il se pratique dans un contexte extrêmement délicat, avec, d’une part, un risque latent d’abus d’autorité et de violation des droits fondamentaux et des droits humains et, de l’autre, la crainte d’actes de violence de la part de tierces personnes.

Le travail de la police est par conséquent strictement encadré. Cela ne suffit toutefois pas à éviter que les pratiques policières ne portent régulièrement atteinte aux droits fondamentaux et aux droits humains, comme le montrent les cas pratiques ci-dessus1. Ces exactions peuvent prendre plusieurs formes : recours disproportionné à la force lors d’arrestations ou de manifestations, profilage racial ou ethnique, expulsions arbitraires de l’espace public de jeunes ou de membres de groupes marginalisés, atteintes aux droits de la personnalité, conduite à l’égard des requérant·e·s d’asile débouté·e·s (surtout lors d’expulsions) ou encore recours excessif aux moyens de contrainte. Or, de tels incidents n’ont que rarement des suites judiciaires, notamment parce que les plaintes déposées contre des membres de la police – à supposer qu’elles le soient – sont souvent traitées par des services qui, au quotidien, collaborent de façon étroite avec les personnes mises en cause ; parce que les agent·e·s de police réagissent souvent à une plainte en en déposant également une à leur tour ; parce que les victimes de violence policière ont toutes les peines du monde à prouver l’existence des exactions ; enfin, parce que le potentiel des procédures non pénales, comme les procédures de droit administratif ou les actions en responsabilité de l’État, est rarement exploité.

Partant de la prémisse que « seules des pratiques policières conformes aux [droits fondamentaux et aux] droits humains sont des pratiques professionnelles »2, le présent chapitre approfondit cette problématique et recense les mesures, tant de nature préventive que de nature judiciaire, susceptibles de protéger les droits fondamentaux et les droits humains de toute atteinte imputable à des agent·e·s de police3.

Analyse

Droits humains et pratiques policières – une relation complexe

Les rapports entre pratiques policières et droits fondamentaux et droits humains sont complexes et souvent, au quotidien, tendus entre deux pôles. D’une part, la fonction primordiale de ces droits est de poser des limites à l’action de l’État, et donc aussi à la police en tant qu’organe étatique. Ces droits imposent des obligations directes aux forces de l’ordre, comme l’interdiction de la torture et de toute peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant (art. 7 PIDCP4, CAT5, art. 3 CEDH6 et art. 10 al. 3 Cst.7), le respect du droit à la vie (art. 6 PIDCP, art. 2 CEDH et art. 10 al. 1 Cst.) et d’autres libertés ainsi que l’interdiction de la discrimination (art. 2 al. 1 et art. 3 PIDCP, CERD8, art. 14 CEDH et art. 8 Cst.). Dès lors, toute intervention policière ne sera licite que si elle s’inscrit dans des limites définies, se fonde sur une base légale, sert l’intérêt public et respecte strictement le principe de proportionnalité9. En outre, lorsque des victimes dénonçant de graves violences policières apportent des éléments probants, les garanties découlant des droits humains exigent l’ouverture d’une enquête publique indépendante.

D’autre part, l’État est tenu de protéger la population contre toute violation des droits fondamentaux et des droits humains commise par des tiers (et notamment des particuliers). L’État doit le faire en connaissance de cause, dans les limites de ses possibilités et dans le respect des devoirs d’abstention que lui imposent les droits fondamentaux et les droits humains. Pour honorer cette obligation, il a souvent recours à des moyens policiers. En d’autres termes, la police est aussi bien une menace pour les droits fondamentaux et les droits humains que leur indispensable garante, un rôle qui, sur le terrain, exige beaucoup de doigté pour agir avec le professionnalisme que l’on attend d’elle10.

Comme la Suisse ne tient pas de statistiques en la matière (recommandation p) et que son code pénal ne contient pas d’infractions spécifiques qui s’appliqueraient de façon explicite ou exclusive au recours excessif à la force par des membres de la police, il est difficile de dresser un tableau nuancé de la situation et de quantifier les cas de violation du droit par la police11. Toutefois, tant des articles de presse et des rapports d’ONG12 que de nombreuses recommandations et décisions des organes internationaux informent que des exactions policières se produisent aussi en Suisse. Ainsi, les organes des Nations Unies chargés de surveiller l’application des conventions internationales s’inquiètent non seulement de signalements récurrents d’usage abusif de la contrainte, de comportements racistes et d’autres abus des services de la police, mais s’alarment aussi de l’absence de mécanisme indépendant habilité à recevoir des plaintes, accessible à tou·te·s, ainsi que de l’absence de données statistiques sur le nombre de plaintes, de poursuites pénales et de condamnations13.

Selon nos informations, la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) ne s’est prononcée récemment qu’à deux reprises sur la problématique du respect des droits humains dans le cadre du travail de la police en Suisse, et elle a par deux fois conclu à l’absence d’enquête effective : dans l’a aire Scavuzzo-Hager et al. c. Suisse, la CourEDH a constaté que l’intervention de la police qui s’était soldée par un mort au Tessin n’avait pas fait l’objet d’une enquête effective (violation sur la forme de l’article 2 CEDH)14. Dans l’arrêt Dembele c. Suisse, elle a estimé que le recours à la matraque par la police genevoise avait été disproportionné et n’avait pas fait l’objet d’une enquête menée avec la diligence nécessaire (violation de l’article 3 CEDH sur le fond et sur la forme)15.

Les mesures suivantes, susceptibles de remédier aux déficiences des pratiques policières en Suisse, se fondent sur les considérations des organes internationaux que nous venons de citer.

Empêcher les exactions policières : formation et prévention

Les mesures adoptées contre les exactions policières peuvent être d’ordre soit préventif, soit répressif. Si, dans le second cas, ces mesures portent sur des atteintes aux droits fondamentaux et aux droits humains déjà survenues dans le but de les éliminer ou de les réparer, il s’agit, dans le premier cas, de les empêcher de se produire. Nous commencerons par étudier les mesures d’ordre préventif, avant de présenter les instruments envisageables de l’arsenal répressif.

Amélioration de la formation aux droits humains

La formation aux droits fondamentaux et aux droits humains est un instrument important pour prévenir les exactions policières16. Il est important que les membres des forces de l’ordre connaissent les divers droits fondamentaux et droits humains, non seulement les leurs, mais aussi ceux d’autrui, et qu’ils les intériorisent comme des valeurs guidant leurs actes17. Dès lors, leur formation initiale et continue doit se composer d’une part d’unités d’enseignement classiques sur l’importance de ces droits en général et sur chaque garantie qu’ils comportent en particulier ; elle doit d’autre part comprendre des cours ad hoc dans les domaines de la gestion du stress et des conflits, de la désescalade et de la prévention de la violence. Le programme de formation doit aussi régulièrement prévoir des formations sur la légalité, la proportionnalité et la sécurité du recours à la force et à la contrainte, la communication interculturelle, les comportements non discriminatoires et les rapports avec des personnes vulnérables (recommandation c)18. Par ailleurs, la Commission fédérale contre le racisme (CFR) recommande instamment d’aborder de façon sérieuse et conséquente la problématique encore taboue du racisme institutionnel et structurel19.

Critères de recrutement stricts, culture de gestion des erreurs et diversité

Les corps de police ne doivent pas seulement veiller à dispenser une formation complète en matière de droits fondamentaux et de droits humains à leurs membres, mais aussi s’assurer que ces derniers·ères satisfont aux exigences élevées de leur profession. À cette fin, il faut d’une part appliquer des critères stricts lors du recrutement (recommandation d) et, d’autre part, veiller à instaurer une attitude constructive face aux erreurs au sein des unités (recommandation f). Les responsables de la formation et la direction des corps de police doivent adhérer sans réserve à une politique de tolérance zéro envers la torture et d’autres formes de mauvais traitements, l’utilisation abusive de la contrainte et la discrimination20. Les violations des droits doivent faire l’objet de plaintes et de rapports, non seulement de la part des victimes et des tiers, mais aussi, ou surtout, de la part des collègues ayant assisté aux faits.

Il semble par ailleurs primordial que la composition des forces de l’ordre reflète la diversité de la population, compte tenu notamment des signalements récurrents de comportements racistes au sein de la police. Ainsi, les divers groupes de la population doivent être équitablement représentés dans les unités de police (recommandation e)21. Une étude que le CSDH a consacrée en 2017 à la police municipale de Zurich montre à cet égard qu’il serait particulièrement important d’augmenter la proportion de femmes et de personnes issues de la migration22.

Dispositions légales, instructions de service et codes de conduite à l’échelon cantonal

Étant donné que les membres de la police s’en tiennent avant tout, dans leur travail quotidien, aux bases légales cantonales (les normes générales – et surtout les conventions internationales – leur paraissant souvent abstraites), le CSDH recommande d’y inscrire de façon expresse et concrète les obligations découlant des droits fondamentaux et des droits humains et de les formuler de manière à rendre manifeste leur pertinence pour les interventions policières (recommandation a)23. L’adoption en sus d’instructions de service et de codes de conduite cantonaux permet de préciser davantage les bases légales et par conséquent de réduire la marge d’appréciation de chaque agent·e de police, ce qui favorise une application cohérente des droits fondamentaux et des droits humains et une harmonisation de la pratique (recommandation b).

Good Practice: Dienstanweisung «Personenkontrolle» der Stadt Zürich

Depuis novembre 2017, la procédure à suivre lors des contrôles de personnes en ville de Zurich est définie dans une instruction de service. La ville a aussi créé une application, dans laquelle les policiers·ères doivent inscrire le lieu, l’heure, le motif et le résultat de tous les contrôles, ce qui permet déjà d’en tirer des statistiques, aussi limitées soient-elles.

Identification obligatoire

Les mesures décrites jusqu’ici sont des mesures internes à la police. Bien que primordiales, elles n’en sont pas moins insuffisantes. Ainsi, pour que les agent·e·s de police puissent être identifié·e·s et qu’un individu lésé puisse, le cas échéant, déposer plainte, il est important que dans l’exercice de leurs fonctions ils portent une identification visible24. Ils prennent ainsi conscience qu’ils ne travaillent pas dans l’anonymat, mais qu’ils sont des représentant·e·s reconnaissables de l’État. L’obligation de porter une identification facilite non seulement les procédures contre des policiers·ères fautifs·ves, mais a aussi un effet préventif25. Pour les mêmes raisons, il faudrait veiller à ce que les agent·e·s en civil doivent déclarer leur identité aux personnes auprès desquelles ils interviennent ainsi qu’aux tiers qui la leur demandent26.

En Suisse, rares sont les cantons à rendre obligatoire le port d’une plaquette indiquant le nom de l’agent·e ; par ailleurs, les interventions des unités spéciales, les missions à risque et le service d’ordre en sont généralement exemptés27. Les autorités justifient le plus souvent leur refus de rendre l’identification obligatoire par la nécessité de protéger les policiers·ères des représailles. Cet argument n’est toutefois valable que pour les badges nominatifs, mais pas pour les numéros de matricule, qui permettent d’identifier l’agent·e sans en dévoiler l’identité28. Dès lors, le CSDH recommande aux cantons de rendre obligatoire le port du matricule (recommandation g).

Enregistrements vidéo et audio

On sait que les personnes dont les droits fondamentaux ou les droits humains ont été lésés par la police ont souvent beaucoup de peine à prouver les faits. Pour y remédier, le CSDH préconise de mettre en place (ou de généraliser, là où cette pratique existe déjà) les enregistrements audiovisuels dans les situations caractérisées par une forte vulnérabilité des particuliers29. Cela comprend l’enregistrement audiovisuel des interrogatoires de police, qui, en règle générale, ne font actuellement que l’objet d’un procès-verbal, la surveillance vidéo de toutes les zones des postes de police – pour autant que cela n’empiète pas sur les droits de la personnalité des personnes en état d’arrestation (les cellules font dès lors exception) ou sur le droit d’avoir des entretiens confidentiels avec des médecins ou des avocat·e·s30 – et le recours à des caméras-piétons lors des contrôles de personnes31. Ces enregistrements n’ont pas pour seul effet de permettre de recueillir davantage de preuves ; ils préviennent aussi les litiges et contribuent à la désescalade32.

Tant la création que l’utilisation et la conservation des enregistrements audiovisuels constituent une ingérence dans les droits des personnes, de sorte que le recours à cette technique doit être autorisé par une loi au sens formel, qui précisera notamment les circonstances rendant l’enregistrement licite ou obligatoire, la durée de conservation des données, les buts de leur utilisation ainsi que la date et la méthode d’effacement (recommandation h)33.

Police de proximité, collaboration interdisciplinaire et surveillance externe

La police de proximité (ou communautaire) est un autre outil permettant à la police et à la population de collaborer dans un esprit de respect mutuel et de renforcer la confiance des citoyen·ne·s dans les forces de l’ordre. Cette approche consiste pour l’essentiel à identifier des problèmes et des conflits d’ordre social et à y chercher ensemble des solutions. D’autres logiques sont prometteuses en la matière, comme les projets interdisciplinaires menés avec des associations et des ONG ainsi que les « tables rondes » réunissant des personnes pouvant être aux prises avec des violences policières, des expert·e·s, les autorités et des représentant·e·s de la société civile34.

Une mesure préventive supplémentaire préconisée par la CSDH consiste à se doter d’un organe indépendant chargé d’examiner l’action de la police. En Suisse, la Commission nationale de prévention de la torture procède depuis quelques années à un contrôle de ce genre dans le domaine des renvois sous contrainte de ressortissant·e·s étrangers·ères. Son mandat pourrait être étendu à des missions policières précises, comme ce que fait déjà l’Autriche avec son Défenseur des droits35.

Good Practice: Präventive Menschenrechtskontrolle durch die

Volksanwaltschaft Österreich

Depuis juillet 2012, l’Autriche dispose d’un Défenseur des droits (Volksanwaltschaft). Doté d’un vaste mandat, cet organe surveille notamment l’exercice du pouvoir et de la contrainte par les autorités, ce qui l’amène à suivre les interventions de la police lors de grands évènements, opérations de police, rassemblements et manifestations. Il a pour ce faire accès aux communications et aux dispositifs de la police.

Voies de droit effectives contre les exactions policières

D’autres mesures sont envisageables dans le domaine des voies de droit, un aspect d’autant plus important que l’impunité dont jouissent souvent les agent·e·s fautifs·ves est considérée comme l’une des principales causes du caractère systématique des graves atteintes aux droits fondamentaux et aux droits humains. Nous expliquons ci-dessous les principales garanties procédurales mises en place par la législation36 en matière de voies de droit.

Obligation de dénoncer et poursuite d’office

De nombreuse conventions internationales imposent aux membres des forces de l’ordre de signaler à leurs supérieur·e·s ou aux autorités judiciaires toute grave atteinte aux droits humains dont ils auraient connaissance37. En outre, les autorités de poursuite pénale doivent être immédiatement informées de tout soupçon d’infraction pénale, et cette obligation ne s’applique pas uniquement aux agent·e·s de police, mais aussi à toute autorité non compétente pour mener l’enquête sur les faits observés, comme l’a relevé expressément la CourEDH38. Cette obligation de dénoncer figure aussi dans le code de procédure pénale (art. 302 al. 1 CPP39). Pour qu’elle soit honorée dans la pratique, il serait souhaitable de l’ancrer explicitement dans les lois cantonales de police ainsi que dans les instructions de service (recommandation i). En outre une attitude constructive face aux erreurs au sein des corps de police est essentielle. À cet égard, le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) formule la remarque suivante :

« Trop souvent, l’esprit de corps conduit à une propension à se solidariser et à s’entraider lorsque des allégations de mauvais traitements sont formulées, voire même à couvrir les actes illégaux des collègues. Des actions concrètes sont requises, [...] afin de promouvoir une culture dans laquelle il est considéré non professionnel – et risqué sur le plan de la carrière – de travailler et de s’associer avec des collègues qui recourent aux mauvais traitements [...]. Une atmosphère doit être créée dans laquelle l’attitude correcte consiste à signaler les cas de mauvais traitements par des collègues ; il doit être clairement compris que la culpabilité s’agissant des mauvais traitements s’étend non seulement à ceux qui les ont infiigés, mais aussi à toute personne qui sait ou qui devrait savoir qu’il y a mauvais traitements et qui n’a pris aucune mesure pour les empêcher ou les dénoncer. Cela signifie qu’il faut mettre en place une procédure claire de signalement et adopter des mesures de protection de ceux ou celles qui donnent l’alarme. »40

Quant aux autorités de poursuite pénale, elles sont tenues d’ouvrir et de conduire d’office une procédure lorsqu’elles ont connaissance d’infractions ou d’indices permettant de présumer l’existence d’infractions (art. 7 al. 1 CPP)41. Dès lors, dans la perspective des droits humains, la distinction entre délit poursuivi d’office et délit poursuivi sur plainte ne joue aucun rôle, la seule question étant de savoir, selon la CourEDH, si l’infraction dépasse le seuil à partir duquel on est en présence d’une grave infraction à la convention (décès et blessures dues à l’usage d’armes à feu42, traitements inhumains ou dégradants43 ou violence raciste44). Dans ces cas, les autorités de poursuite pénale doivent immédiatement ouvrir d’office une enquête effective.

Enquête indépendante

L’indépendance est un attribut indispensable de toute enquête effective, un principe particulièrement important en cas d’atteintes aux droits fondamentaux ou aux droits humains commises par la police. Les victimes d’exactions policières ont en effet souvent de grandes difficultés à fournir des preuves, puisqu’elles accusent d’une infraction précisément les fonctionnaires qui devraient normalement mener l’enquête sur tout acte tombant sous le coup du droit pénal. Pour cette raison, les conventions internationales exigent une enquête indépendante lorsque la victime rend crédibles des accusations de graves violences policières45.

Selon la CourEDH, ce principe suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel entre les responsables de l’enquête et les personnes impliquées, mais aussi une indépendance concrète46. La première condition n’est manifestement pas remplie lorsque des membres du même corps de police ou d’une autre unité dépendant du même pouvoir exécutif sont chargé·e·s de l’enquête, mais elle l’est très vraisemblablement lorsque celle-ci incombe aux ministères publics47, toujours présentés par les autorités suisses comme des organes indépendants. C’est ici que prend tout son sens la deuxième condition, qui exige d’éviter, dans chaque cas d’espèce, tout parti pris fondé sur des relations de nature personnelle ou professionnelle. Cette deuxième condition n’est généralement pas remplie en Suisse, en raison des liens étroits qui unissent les procureur·e·s aux polices cantonales48. Cela ressort notamment du fait que les enquêtes ne passent souvent pas le stade de l’enquête préliminaire, que les collègues se couvrent les uns les autres et qu’ils se mettent d’accord sur les faits ou que le ministère public ne mène pas une enquête diligente. Toutefois, on n’a guère tenu compte de ces circonstances jusqu’à présent et la jurisprudence restrictive des tribunaux suisses en matière de partialité ne satisfait dès lors pas aux exigences de la CEDH49. C’est notamment ce qui amène régulièrement des organes internationaux, mais aussi le CSDH, à appeler de leurs vœux la création en Suisse d’un organe indépendant chargé des enquêtes (recommandation k).50

Good Practice: Police Ombudsman for Northern Ireland (PONI)

Le service de médiation des affaires policières d’Irlande du Nord recueille toutes les plaintes déposées contre la police et dispose de compétences d’investigation de nature policière. Il peut agir d’office et est habilité à recommander au ministère public d’ouvrir une enquête ou à demander l’adoption de mesures disciplinaires. Les citoyen·ne·s ont facilement accès à ce service, qui enregistre toutes les plaintes qui lui sont présentées. Le service de médiation peut aussi émettre des recommandations en vue d’améliorer l’action de la police, et cette dernière doit rendre compte de leur mise en œuvre. Puisqu’il ne doit rendre des comptes qu’au Parlement, ce service nord-irlandais est l’organe le plus indépendant qui soit.

En plus de l’indépendance, la CourEDH a défini quatre autres critères garantissant l’effectivité des enquêtes : le caractère adéquat, la célérité et la diligence raisonnable, le contrôle du public et l’association de la victime51. Les normes internationales obligent par ailleurs les autorités à identifier les personnes responsables de violations des droits humains52 et à leur imposer une peine appropriée53 (recommandation m).

Droit à un recours effectif

Les victimes de violences policières ont par ailleurs droit à un recours effectif54. Si les garanties en la matière n’exigent pas l’accès à une procédure judiciaire proprement dite, elles demandent cependant que les victimes puissent en toutes circonstances saisir un organe de recours indépendant et impartial qui soit en mesure d’annuler l’action incriminée ou d’en supprimer les effets (recommandation n)55.

Allègement du fardeau de la preuve

Les victimes présumées d’exactions policières ont souvent mille peines à prouver l’existence des atteintes à leurs droits, car il n’y a généralement pas de témoins de ces abus et parce qu’elles ne disposent pas, ou presque pas, de preuves. C’est pour remédier à cet état de fait insatisfaisant que la CourEDH exige d’alléger le fardeau de la preuve : les personnes qui dénoncent une violation des droits humains de la part de fonctionnaires de police peuvent se contenter de prouver leurs allégations de façon préliminaire, en présentant par exemple un certificat médical. Il incombe ensuite à l’État de justifier la blessure à l’aide de motifs plausibles. Si l’État n’honore pas ce devoir d’élucidation ou si son explication n’est pas convaincante, il supporte le risque de l’absence de preuves56.

La justice suisse ne s’est jusqu’ici guère ralliée à cette jurisprudence, ce qui s’explique notamment par la contradiction pratiquement insoluble qui oppose l’allègement du fardeau de la preuve découlant de l’application des normes internationales au principe de présomption d’innocence applicable à la procédure pénale. Dans la pratique, lorsque c’est la parole de la victime contre celle du policier ou de la policière, les juges tranchent généralement en faveur des second·e·s, faisant prévaloir la présomption d’innocence.

Éliminer les obstacles à l’accès à la justice

De nombreuses victimes présumées de violences policières n’osent même pas déposer plainte, ce qui constitue un obstacle supplémentaire. Cette réticence ne s’explique pas seulement par l’absence d’organe d’instruction indépendant et par la difficulté à prouver les faits, mais aussi par d’autres éléments qui les empêchent d’avoir accès à la justice. Pour les victimes, déposer une plainte pénale, c’est prendre un certain risque financier (voir art. 427 s. CPP). C’est aussi s’exposer à faire l’objet d’une contre-plainte, comme le montre le cas pratique cité en début de chapitre. En Suisse, les contre-plaintes pour violence ou menace contre les autorités et les fonctionnaires (art. 285 CP57) ou pour empêchement d’accomplir un acte officiel (art. 286 CP) ne sont pas des cas isolés, même en l’absence totale d’indices laissant supposer une infraction58. Les obstacles existants doivent être supprimés pour que la justice reste accessible au plus grand nombre. Il serait notamment important que la police n’ait plus recours aux contre-plaintes comme moyen de dissuasion ou n’y ait recours qu’en présence d’indices concrets d’infraction pénale (recommandation j)59.

Exploiter le potentiel d’autres procédures judiciaires

En Suisse, les enquêtes sur les exactions policières se limitent presque exclusivement aux poursuites pénales, alors que d’autres voies de droit peuvent être envisagées. C’est d’autant plus regrettable qu’en raison des lacunes structurelles de la voie pénale, l’État peine à honorer son obligation d’enquêter. Ainsi, le code de procédure pénale suisse ne prévoit pas de dispositions propres aux procédures ouvertes contre des agent·e·s de police. À cet égard, il pourrait être utile de définir clairement les responsabilités et d’adopter à l’échelle suisse un cadre légal qui tienne dûment compte du double rôle de la police, tant force de sécurité que membre des autorités de poursuite pénale60. En outre, le principe de la présomption d’innocence exige, dans une procédure pénale, d’apporter la preuve de la culpabilité individuelle de la personne prévenue, alors que la question essentielle dans la perspective des droits humains est de savoir si la police en tant qu’institution, et par conséquent l’État, ont à répondre d’une violation des droits humains. Dans la pratique judiciaire, il arrive ainsi que la responsabilité de la police soit admise, mais qu’il soit impossible de prouver la responsabilité individuelle, ce qui aboutit à un acquittement61.

Pour toutes ces raisons, il est nécessaire de mieux exploiter le potentiel d’autres voies de droit, comme le recours régi par l’article 393 alinéa 1 lettre a CPP62, la procédure administrative63 ou l’action en responsabilité de l’État64, étant donné qu’ils visent précisément à déterminer la responsabilité de l’État (recommandation o). Ces procédures visent l’autorité responsable de l’acte, soit la police ou le ministère public, et pas leurs membres, de sorte qu’elles permettent aussi d’aborder les déficiences structurelles et institutionnelles des corps de police.

Mécanismes de plainte non judiciaires

Divers mécanismes de plainte non judiciaires – comme la « plainte citoyenne », le recours à l’autorité de surveillance et les procédures de médiation – complètent en Suisse les voies de droit décrites ci-dessus. C’est en particulier la figure du médiateur ou de la médiatrice qui retient l’attention, en raison de son impartialité et de son indépendance, de sa facilité d’accès, de sa capacité à agir de son propre gré, de son vaste droit de consulter les dossiers et de sa possibilité, au-delà du cas individuel, d’attirer l’attention sur des déficiences systématiques et d’émettre des recommandations générales65. Pour tous ces motifs, le CSDH recommande de généraliser ce genre de mécanismes de plainte, qui n’existent actuellement que dans quelques villes et cantons. Toutefois, les services de médiation déjà en place ne disposent ni des ressources et moyens techniques requis pour mener à terme leurs propres enquêtes, ni de compétences d’investigation de nature policière. Ils ne peuvent en outre pas émettre des directives contraignantes. De la sorte, leur mission se limite en général à proposer leurs bons offices pour résoudre les conflits entre la population et la police66.

Recommandations

Pour une protection efficace des droits humains en Suisse :

a Les chambres fédérales et les parlements cantonaux développent en permanence les bases légales en conformité aux engagements pris par la Suisse dans le domaine des droits humains et aux normes internationales s’appliquant aux activités policières.
b Les instructions de service et les codes de conduite cantonaux concrétisent les bases légales et encadrent les activités policières.
c La formation initiale et continue des membres de la police dispense des connaissances approfondies sur les droits fondamentaux et les droits humains, les pratiques non discriminatoires, la communication interculturelle, la prévention de la violence et les rapports avec des personnes vulnérables.
d Le recrutement des agent·e·s se fait sur la base de critères stricts, qui garantissent que tous les membres des forces de l’ordre présentent le profil voulu.
e La composition des corps de police reflète de façon adéquate la diversité de la population.
f Une culture de gestion des erreurs règne au sein des corps de police.
g L’obligation de porter une identification est inscrite dans les lois cantonales sur la police.
h Les bases légales précisent les circonstances rendant les enregistrements audio et/ou vidéo licites ou obligatoires, la durée de conservation des données, les buts de leur utilisation ainsi que la date et la méthode d’effacement.
i Les lois sur la police et les instructions de service cantonales prévoient explicitement une obligation de dénoncer en cas de soupçon d’infractions commises par des agent·e·s de police.
j La police n’a pas recours à la contre-plainte en l’absence d’indices concrets d’infraction pénale.
k Un organe d’enquête indépendant est chargé de recevoir toute plainte concernant des exactions policières et de les examiner de façon rapide, effective, impartiale et complète, tout en associant les victimes à l’enquête.
l Les rapports médicaux concernant des blessures indiquant des violences ou de mauvais traitements sont transmis sans délai à l’organe d’enquête indépendant.
m Les agent·e·s de police ayant commis des infractions pénales sont systématiquement traduit·e·s en justice et condamné·e·s en fonction de leurs actes.
n Les victimes d’exactions policières ont accès à des voies de droit effectives et ont droit à une réparation.
o Le potentiel des instruments juridiques n’appartenant pas au droit pénal et visant tant à répondre à la question de la responsabilité de l’État qu’à alléger le fardeau de la preuve est exploité.
p Des statistiques à jour, centralisées et détaillées fournissent des renseignements sur tous les recours, poursuites pénales et condamnations en lien avec des exactions policières.
Notes de bas de page
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