Publication finale

Les droits humains, fil rouge de la lutte contre les pandémies

Publié le 05.10.2022

Introduction

Cas pratique : Interdictions des visites et des sorties

Durant certaines phases de la pandémie de COVID-19, la Suisse a interdit les visites et les sorties dans les établissements médico-sociaux (EMS) et les foyers : 15 % de ces établissements ont, à certains moments du moins, interdit les visites aux personnes mourantes. Des mesures parfois draconiennes, comme le verrouillage des bâtiments, ont été adoptées pour faire respecter les interdictions. Dans le canton de Zurich, le département de la santé a ainsi recommandé aux homes de ne plus accepter les pensionnaires qui avaient bravé l’interdiction de sortir.

Cas pratique : Travailleurs·euses du sexe en quarantaine

Pour empêcher la propagation du virus, les personnes potentiellement infectées ou testées positives devaient observer une quarantaine de 10 jours. Les autorités sanitaires ont ainsi imposé cette mesure à 50 personnes travailleuses du sexe vivant et travaillant sous le même toit lorsque certaines d’entre elles avaient été testées positives. Selon des articles de presse, ces personnes ont passé la quarantaine dans un espace extrêmement réduit, sans possibilité de pourvoir elles-mêmes à leur alimentation.

En vertu des droits fondamentaux et droits humains garantis respectivement par la Constitution fédérale1 et par les conventions internationales2,3, tels que le droit à la vie4 et le droit à la santé5, la Suisse est tenue de lutter contre les pandémies. En adoptant dès mars 2020 des mesures6 pour endiguer la propagation du coronavirus, la Confédération et les cantons ont dès lors honoré cette obligation que leur confèrent les droits humains.

Toutefois, si les mesures sanitaires – port obligatoire du masque, interdictions d’exercer, quarantaines ou interdictions de visite – ont certes été prises pour protéger des droits garantis, elles ont aussi eu d’autres effets. En premier lieu, elles limitent d’autres droits humains définis par la législation suisse et internationale, comme le droit à la liberté personnelle7, la liberté de réunion8 ou le droit à un niveau de vie adéquat9. En deuxième lieu, ces mesures portent aussi atteinte aux droits qu’elles sont censées protéger, et notamment au droit à la santé. Et en troisième lieu, conjuguées à la pandémie, elles affectent différemment certains groupes de la population, ce qui creuse les inégalités existantes ou en crée de nouvelles10.

Il faut procéder à une pesée des intérêts en présence dès lors que, comme il en va durant une pandémie, plusieurs droits humains de différentes personnes sont sur la balance. Jusqu’où faut-il respecter un droit, jusqu’où faut-il en protéger un autre ? Quel doit être l’équilibre entre l’obligation de protéger la population, qui découle des normes constitutionnelles et internationales, et l’obligation de respecter les droits et libertés fondamentales garanties par ces mêmes normes ? Quelles obligations incombent à l’État lorsque certains groupes de la population subissent plus fortement le contrecoup des mesures ? Sur la base des normes applicables du droit suisse et du droit international, nous proposons dans ce chapitre des mécanismes permettant d’arbitrer les conflits entre différents droits humains lors d’une pandémie, une situation qui se caractérise par son urgence et une évolution rapide. Si nous mettons clairement l’accent sur le COVID-19, nos conclusions peuvent toutefois se transposer à d’autres pandémies.

Analyse

Les droits humains restent valables en cas de pandémie. Les situations exceptionnelles autorisent certes des dérogations11, mais à certaines conditions12. Il y a en outre des garanties auxquelles on ne peut déroger en aucun cas, comme l’interdiction de la torture13. Il est permis, même sans dérogation, de restreindre les droits humains, pourvu que l’on ne touche pas à leur noyau intangible14 et à condition que la mesure en question serve l’intérêt public, soit proportionnée15 et non discriminatoire16.

Dans les pages qui suivent, nous analysons certaines de ces conditions et en déduisons des règles concrètes que toute stratégie de lutte contre une pandémie doit suivre pour respecter les droits humains. Nous illustrerons ces règles à l’aide de trois exemples tirés de la pandémie de coronavirus : la limitation des activités de fourniture de biens et de services, les quarantaines ainsi que les interdictions de faire des achats, de sortir et de rendre visite appliquées aux aîné·e·s.

Les pouvoirs publics ont adopté ces mesures pour endiguer la propagation du coronavirus et préserver de la sorte la santé publique ainsi que le système de santé et garantir le droit à la vie, notamment pour les personnes particulièrement vulnérables17. Ce faisant, ils ont restreint de nombreux droits, comme le droit à la liberté personnelle18, la liberté de mouvement19 et de réunion20, le droit au respect de la vie privée et familiale21, le droit à la santé22, la liberté économique23, le droit à la sécurité sociale24 et le droit à un niveau de vie adéquat25. Ces mesures illustrent parfaitement le dilemme qui se pose aussi pour de nombreuses autres mesures, comme le port obligatoire du masque, la présentation obligatoire du certificat ou la fermeture d’écoles. Les conclusions qui en sont tirées sont par conséquent transposables à d’autres mesures.

Base légale et régime de compétences

Toute restriction d’un droit fondamental ou d’un droit humain doit être fondée sur une base légale adoptée par le pouvoir législatif dans le respect de la procédure établie. Cette exigence vise à garantir la sécurité juridique, l’égalité devant la loi et la légitimité démocratique. Toute restriction grave doit en principe être prévue dans une loi au sens formel, c’est-à-dire dans une loi adoptée par un parlement : on garantit ainsi que la majorité des représentant·e·s du peuple (ou du peuple lui-même) juge cette limitation nécessaire. Il en va autrement en situation de crise : dans un tel cas, afin que le pouvoir exécutif puisse agir de manière rapide et efficace, des compétences lui sont transférées, qui lui permettent de restreindre gravement les droits fondamentaux26. Les gouvernements doivent alors consentir des efforts particuliers pour diffuser largement la teneur des mesures mises en œuvre, étant donné que les bases légales sont adoptées selon une procédure accélérée, puis modifiées à brève échéance et qu’elles peuvent empiéter gravement sur les droits d’un grand nombre de personnes (recommandation a).

En Suisse, la loi fédérale sur les épidémies, source primaire du droit pour les mesures de lutte contre les pandémies27, autorise le Conseil fédéral et les gouvernements cantonaux à adopter des mesures qui relèvent habituellement de la compétence des organes législatifs. Toutefois, le régime de partage des compétences entre Confédération et cantons qu’elle prévoit est lacunaire, comme le montrent les trois exemples suivants tirés de la pandémie de COVID-19.

En premier lieu, la compétence des cantons d’interdire aux personnes de plus de 65 ans l’accès à l’espace public et aux établissements ouverts au public n’était pas clairement établie, la Confédération s’étant bornée à émettre des recommandations. Cette question s’est posée de façon concrète en 2020 lorsque les cantons du Tessin et d’Uri ont interdit à toutes les personnes de plus de 65 ans de, respectivement, faire des achats et de sortir de chez elles. L’Office fédéral de la justice a alors affirmé que la norme fédérale applicable était exhaustive, c’est-à-dire que seules des recommandations, mais pas des interdictions, étaient admises. Les cantons du Tessin et d’Uri ont ensuite révoqué les interdictions de leur propre gré28.

En deuxième lieu, la compétence d’adopter des mesures concernant les pensionnaires de foyers n’était pas non plus clairement établie. Au début de la pandémie, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) a ainsi annoncé que toute visite de membres de la famille, d’ami·e·s et de connaissances dans les EMS était interdite et que les pensionnaires ne pouvaient rencontrer personne en dehors de l’institution, ni faire de sorties29 ; le Conseil fédéral ne s’était toutefois pas ex- primé, dans ses ordonnances, sur la situation dans ces établissements. De leur côté, les cantons ont chacun adopté des règlementations différentes. Si certains avaient effectivement décrété des interdictions de visite et de sortie strictes pour les maisons de retraite30, d’autres avaient préféré s’en abstenir31.

En troisième et dernier lieu, les délimitations de compétence entre les cantons et leurs EMS étaient floues. Ainsi, certains homes avaient décidé de ne plus admettre de visite avant même l’interdiction décrétée par leur canton32. C’est notamment en raison de la portée de cette mesure33 qu’il est permis de douter qu’ils aient été habilités à le faire, en vertu par exemple de la clause générale de police (la possibilité d’agir sans base légale dans des situations déterminées)34.

Ces trois exemples montrent que le flou dans les compétences porte non seulement préjudice à la sécurité juridique, mais aboutit aussi à des limitations inutiles des droits fondamentaux, comme il en va lorsque des homes appliquent des dispositions plus strictes que ne le permet la loi. Ce flou peut aussi avoir pour conséquence que ni la Confédération ni les cantons n’adoptent de mesures de protection, alors même qu’elles seraient nécessaires pour préserver la vie et l’intégrité physique de la population. Dès lors, il est primordial de procéder à une répartition verticale et horizontale claire des compétences pour protéger les droits humains durant une pandémie (recommandation b).

Proportionnalité

Les mesures nécessaires à la préservation de la vie et de la santé et les limitations d’autres droits humains qui en sont le corollaire engendrent des interférences complexes entre ces droits, interférences qu’il faut arbitrer en procédant à la pesée des intérêts en présence. C’est le principe de proportionnalité qui sert ici de référence35 : pour être proportionnée, une limitation doit être apte à atteindre son but, nécessaire et raisonnable.

Critères de la proportionnalité

Une mesure est considérée comme apte lorsqu’elle permet effectivement de protéger l’intérêt public qui la justifie ; elle est nécessaire lorsqu’il n’y a pas de moyen moins incisif d’atteindre le but recherché.

Pour déterminer l’aptitude et la nécessité des mesures, les autorités compétentes doivent collaborer étroitement avec le monde scientifique36. Ainsi, il est important de tenir compte des voies de propagation du virus pour évaluer cette aptitude. Si une maladie, comme le COVID-19, se transmet principalement par des aérosols, les mesures susceptibles de l’enrayer seront différentes de celles prises contre des maladies transmises via des fluides corporels ou des muqueuses, comme il en va des maladies sexuellement transmissibles. La question de savoir si une mesure est proportionnée dépend notamment de savoir si elle est suffisamment en prise avec les risques qu’elle est censée écarter37. Dès lors, sa nécessité sera déterminée en fonction de critères médicaux. Par exemple, plus le taux de mortalité est élevé, plus des mesures draconiennes seront jugées proportionnées.

Il est particulièrement difficile de juger la proportionnalité d’une mesure lorsque la situation est encore entourée d’incertitude, ce qui est le cas lors de l’apparition d’une nouvelle maladie. Cependant, plus une pandémie dure, plus les autorités disposent d’informations pour apprécier l’aptitude et la nécessité des mesures38, ce qui influe sur la pesée des intérêts en présence et donc le caractère raisonnable des mesures. Ainsi, si elles pouvaient encore sembler proportionnées au début de la pandémie, les interdictions de visite décrétées dans les EMS ne l’ont plus été dès lors que leurs effets nuisibles pour la santé des pensionnaires ont été établis39 et que l’on a disposé d’autres moyens efficaces pour parvenir au même but, comme les vaccins. En conséquence, la proportionnalité des mesures adoptées pour endiguer une pandémie doit être périodiquement soumise à un examen détaillé, fondé sur les dernières connaissances scientifiques (recommandation c).

Interdictions, dérogations et autres solutions

Forme la plus radicale de toute restriction des droits, les interdictions sont, proportionnalité oblige, à éviter dans la mesure du possible ou à limiter dans l’espace et dans le temps, ou à certaines catégories de personnes. Le port obligatoire du masque, l’obligation de se soumettre à des tests, le traçage des contacts et, le cas échéant, les quarantaines constituent des mesures moins incisives, susceptibles de se substituer aux fermetures d’entreprises ou aux interdictions de recevoir des visites et de sortir. Si l’on ne dispose pas, au début d’une pandémie, de moyens plus modérés, il incombe aux pouvoirs publics d’y remédier. Ainsi, par souci de proportionnalité, il aurait fallu augmenter rapidement les capacités de dépistage et de traçage des contacts dans les cantons (recommandation d).

Les plans de protection sont une autre solution qui permet d’éviter les interdictions. S’il faut du temps pour les élaborer, les pouvoirs publics peuvent néanmoins adopter des mesures pour les favoriser. Il est important que ces plans de protection contiennent des mesures de prévention pour les travailleurs·euses qui, du fait de la précarité des conditions de travail ou de l’importance de leur fonction, peuvent moins bien se protéger contre les infections. Durant la pandémie, ce constat était notamment valable pour les secteurs de la santé, de l’alimentation et de la logistique40 (recommandation e).

Aux critères de l’aptitude et de la nécessité s’ajoute celui du caractère raisonnable, aussi appelé règle de la proportionnalité au sens strict, soit l’application du critère de l’aptitude au cas concret. Pour respecter ce critère, les autorités doivent avoir une marge d’appréciation suffisante. Il est peu probable que des interdictions d’ordre général, qui ne prévoient pas de dérogations en fonction des circonstances individuelles, satisfassent au principe de la proportionnalité. Il serait par exemple disproportionné de décréter le port obligatoire du masque sans prévoir de dérogations pour des raisons médicales41 (recommandation f).

Toutes les interdictions cantonales de visite dans les maisons de retraite et dans les EMS que nous avons analysées prévoyaient des dérogations, en particulier dans le cas des personnes mourantes. Il aurait cependant aussi été important de prévoir des dérogations pour des personnes démentes ou pour des personnes présentant un handicap visuel ou auditif, par exemple, bien plus affectées par les interdictions, faute d’autres possibilités42 (recommandation f).

Les principes de l’égalité devant la loi et de la non-discrimination

En vertu du principe de l’égalité devant la loi, les autorités doivent concevoir les mesures de façon à traiter les personnes en fonction de leur égalité ou inégalité de fait43. Si elles ne le font pas, elles doivent invoquer des raisons objectives. Toute égalité (ou inégalité) de traitement fondée sur des caractéristiques protégées et non justifiée par des motifs objectifs particuliers constitue une discrimination44.

Principe de distinction

Le principe d’égalité devant la loi obligeant à traiter différemment des situations différentes, les autorités doivent opérer des distinctions. En temps de pandémie, cette règle s’applique par exemple lorsque toute la population ne court pas le même risque d’évolution grave de la maladie. Au début de la crise, la Confédération rangeait parmi le groupe à risque toutes les personnes âgées de plus de 65 ans45, alors qu’il s’agit là d’un collectif très hétérogène46. Elle a certes tenu compte du principe de distinction quand elle s’est contentée d’émettre des recommandations à leur intention, tout en recourant à des interdictions pour un groupe plus réduit, et en moyenne plus âgé et plus vulnérable, celui des pensionnaires des EMS47. Toutefois, elle aurait aussi dû procéder à des distinctions au sein des EMS, car les établissements d’un certaine taille sont susceptibles de pouvoir mettre en place des régimes de contacts sociaux différenciés en aménageant des espaces séparés48 (recommandation g).

La Confédération a aussi opéré des distinctions au moment de fermer des établissements publics et des entreprises de services au début de la pandémie en 2020. Elle n’a contraint à la fermeture que les établissements publics présentant un risque de transmission accru49, tels que magasins, restaurants, bars, musées ainsi que d’autres établissements de divertissement et de loisirs. Elle a aussi ordonné la fermeture des prestataires offrant des services impliquant un contact physique, comme les salons de coiffure ou de massage, en raison de la facilité de transmission du virus. Elle n’a toutefois pas restreint les activités des établissements et des prestataires (même s’ils impliquaient un contact physique) considérés comme essentiels, tels que les magasins d’alimentation, les pharmacies, les bureaux de poste, les banques, les hôpitaux et les cabinets de physiothérapie50. La population est davantage susceptible d’accepter de telles différences de traitement si on lui en présente les raisons objectives ; les autorités auraient dû davantage expliquer leurs mesures de lutte contre la pandémie51 (recommandation g).

Principe de non-discrimination

Les discriminations causées par une mesure peuvent être directes ou indirectes. Nous sommes en présence d’une discrimination directe lorsque la différenciation opérée se fonde sur des caractéristiques protégées (comme l’âge, le genre, le handicap ou encore l’origine). Ce serait le cas par exemple si l’on interdisait l’accès aux lieux publics à toute personne âgée de plus de 65 ans, sans que cette interdiction se fonde sur des raisons objectives et raisonnables. Les restrictions imposées durant la pandémie de COVID-19, généralement formulées dans un langage neutre, semblent de prime abord non discriminatoires. Toutefois, même des normes apparemment neutres peuvent, indirectement, constituer une discrimination lorsqu’elles affectent exclusivement ou principalement des personnes qui présentent des caractéristiques protégées. Ainsi, le port obligatoire du masque prive les personnes sourdes ou malentendantes de la possibilité de lire sur les lèvres, ce qui les empêche d’avoir accès à certaines informations ou les exclut des conversations. Les personnes qui doivent se mettre en isolation ou en quarantaine et qui ont des responsabilités familiales ne peuvent plus s’en acquitter pendant cette période. Aussi, l’obligation pour la partie employeuse de continuer à verser le salaire durant la pandémie ne couvre qu’une partie du travail à eûectuer. En eûet, le travail informel ou non rémunéré, principalement réalisé par les femmes, n’est par exemple pas couvert52. Les dépenses supplémentaires occasionnées par l’obligation de respecter une quarantaine, pour la garde des enfants ou la prise en charge de parents âgés ne sont pas non plus remboursées (recommandation h).

Obligation de mettre en œuvre et protection particulière des personnes vulnérables

Les pouvoirs publics, lorsqu’ils prennent des mesures pour combattre une pandémie, peuvent être tenus d’adopter des mesures compensatoires53. C’est en particulier le cas dans les domaines de l’emploi et du revenu54, du logement55, de l’alimentation, de l’éducation56, de la sécurité sociale et de la santé57. Lorsqu’une autorité publique ferme des entreprises, ordonne une quarantaine ou interdit les visites dans les homes, elle doit au préalable examiner s’il lui faut apporter un soutien pour que ces mesures puissent être respectées et leurs conséquences atténuées. Quand des personnes placées en quarantaine ne peuvent pas satisfaire elles-mêmes leurs besoins vitaux, il en découle des obligations supplémentaires pour les pouvoirs publics58.

La Confédération a certes prévu des aides financières en cas de perte de gain due aux mesures de lutte contre la pandémie59, mais ce soutien ne compensait que certaines conséquences des fermetures d’entreprises, des quarantaines et d’autres mesures. Pour en bénéficier, il fallait en effet avoir subi un recul du chiffre d’affaires d’au moins 55 %60, ce qui s’est révélé problématique pour les personnes à bas revenus61 : souvent, celles-ci gagnent si peu que même une légère diminution de leurs revenus les fait plonger dans la précarité. Il faut dès lors, pour compléter les allocations pour perte de gain, des aides immédiates afin de soutenir les personnes exerçant une activité informelle ou précaire (recommandations i et j).

Bonne pratique : Soutien accordé aux travailleurs·euses du sexe

Grâce à une aide financière de l’OFSP, les travailleurs·euses du sexe qui passaient à travers les mailles du filet des aides publiques62 ont reçu durant la pandémie de COVID-19 le soutien d’une coordination nationale créée par diverses antennes actives dans la défense de leurs droits. Ces personnes ont ainsi bénéficié de conseils et d’une aide d’urgence sous la forme de nourriture, de médicaments, de logements d’urgence et/ou de prise en charge des frais médicaux et des primes de caissesmaladie63.

Pour atténuer les conséquences indésirables des interdictions de sorties et de visites, telles que l’isolement et la solitude, de nombreux EMS ont créé des possibilités de rencontre supplémentaires à l’interne, que ce soit avec d’autres pensionnaires, avec des membres du personnel de soins ou avec des personnes actives dans la pastorale, la psychologie et la thérapie64. Toutefois, ce genre d’initiatives ne devraient pas être laissées au hasard. Les EMS doivent respecter les droits humains ; ils sont donc tenus de contribuer à leur réalisation, même en temps de pandémie, en prenant des mesures appropriées. Pour y parvenir, ils ont besoin de l’aide des communes, des cantons et de la Confédération, que ce soit pour élaborer à titre préventif des plans d’urgence ou pour prendre en charge tout coût supplémentaire occasionné par les mesures prises65 (recommandation j).

Sachant que la pandémie, et les quarantaines en particulier, aggravent les facteurs de risque de la violence domestique, la Confédération et les cantons ont créé une task force « Violence domestique et COVID-19 » qui évalue régulièrement la situation sur la base des informations fournies par les autorités de police, les centres cantonaux d’aide aux victimes et les foyers d’accueil66 (recommandations i et j).

Dans de nombreux cantons, les mesures de lutte contre la pandémie, et en particulier les quarantaines, avaient aussi occasionné de graves problèmes de logement aux personnes hébergées dans des centres pour requérant·e·s d’asile et des centres d’accueil pour personnes sans-abri (exiguïté des locaux, installations sanitaires insuffisantes, par ex.)67. L’État a des obligations particulières envers les personnes disposant d’un statut spécial. L’essence des droits humains, comme la dignité humaine et les garanties minimales, est inviolable, même en cas d’urgence68 : les pouvoirs publics doivent toujours en être conscients au moment de concevoir et de mettre en œuvre des mesures (recommandations i et j).

Aspects procéduraux, évaluation et prévention

Prise de décisions et prévisibilité

Les personnes concernées par une mesure doivent toujours autant que possible être associées à la prise de décisions. Urgence oblige, il suffit au début d’une pandémie de consulter, peut-être même par oral, quelques parties prenantes jouant un rôle important dans le domaine en question. Par la suite, il faut associer à la prise de décisions les personnes directement concernées et celles qui les représentent69. Le plan de protection pour les travailleurs·euses du sexe, dont il est question ci-dessus, est un bon exemple d’implication réussie : il a en effet été élaboré par des organisations spécialisées en collaboration avec les personnes intéressées elles-mêmes70.

Il est également indispensable d’associer des spécialistes du plus grand nombre de disciplines possible à la prise de décisions. Ainsi, un rapport d’évaluation mandaté par l’OFSP recommande aux autorités, dans l’éventualité d’une autre pandémie, d’associer davantage à la prise de décisions des expert·e·s de la santé, de l’action sociale et des sciences sociales71 (recommandation k).

En outre, une certaine prévisibilité est importante pour que les mesures prises soient mieux acceptées. Les entreprises privées, en particulier, doivent pouvoir planifier leur activité pour assurer leur pérennité. L’exploitation des bars et des restaurants, à nouveau autorisée depuis mai 2020 à condition de respecter un plan de protection72, a été limitée une fois de plus en hiver 2020, puis interdite peu après73. Cette imprévisibilité et ces modifications rapides des bases légales ne sont pas dénuées de problèmes, car elles portent atteinte à la sécurité juridique (recommandation l).

Bonne pratique : Systèmes de feux de circulation

Les systèmes d’alerte utilisés dans de nombreux pays apportent une certaine prévisibilité74. L’Autriche utilise ainsi un système de feux de circulation qui symbolise sur une carte les différents niveaux de risques, tant le risque pour la santé publique (risque de transmission) que le risque de surcharge du système de santé (risque systémique)75. La Suisse n’avait pas de système d’alerte officiel avant de se doter du modèle des trois phases au printemps 202176.

Clarté des décisions et transparence dans la communication

En Suisse, les critères menant à la fermeture et à la réouverture des différents établissements n’ont pas toujours été clairs77. Or, motiver les décisions de ce type en améliore nettement l’acceptation. Sans compter que cette argumentation permet de prendre de meilleures décisions futures, en cela qu’elle peut aussi servir de base de dialogue avec les organisations concernées (recommandation m).

Pour que les mesures soient bien acceptées, il est aussi important que les autorités présentent de façon transparente et adéquate leurs décisions ainsi que toute mesure de soutien78. Il faut donc, par exemple, les traduire dans le plus grand nombre de langues possible, y compris en langue des signes et en langage simplifié79. Relevons la bonne pratique de l’OFSP, qui a communiqué en langage simplifié à partir du 13 mars 2020 déjà80 (recommandation m).

Mécanismes de surveillance, de contrôle et de plainte

L’État ne saurait se contenter d’ordonner des mesures, il doit aussi veiller à ce qu’elles soient appliquées. Durant la pandémie, il lui incombe par exemple de veiller à ce que les divers types de homes appliquent les interdictions de visite tout en respectant le principe de proportionnalité. Une enquête réalisée auprès d’EMS et de foyers a en effet révélé certaines mesures disproportionnées : dans 15 % de ces institutions, les proches n’ont pas pu rendre une dernière visite aux personnes mourantes81 (recommandation n).

Les pouvoirs publics sont aussi tenus de garantir le respect des plans de protection, vitaux pour la santé des travailleurs·euses82. Ils doivent à cette fin adopter les mesures qui s’imposent, comme des campagnes d’information – en particulier sur les lieux de travail informels –, des inspections et une assistance technique afin d’aider les petites entreprises à mettre en œuvre ces plans83 (recommandation n).

La fonction de surveillance et de contrôle peut être exercée en chargeant des antennes ou des services de médiation de recevoir les signalements anonymes d’infractions aux normes. Dans les pays dotés d’une institution nationale des droits humains, celle-ci a également souvent joué un rôle important, par exemple en recueillant des plaintes ou en se livrant à une analyse critique des nouvelles lois (recommandations n et p).

Bonne pratique : Surveillance en temps de pandémie

En Autriche, l’Institution nationale des droits humains (Volksanwaltschaft) a un mandat de surveillance sur les établissements privés et publics qui hébergent des personnes dont la liberté est restreinte, y compris les EMS et maisons de retraite. Si elle a suspendu ses visites de contrôle durant le premier confinement, elle a néanmoins réalisé pendant cette période 166 entretiens téléphoniques avec des prestataires de soins et traité les plaintes concrètes par visioconférence avec les établissements. En outre, elle s’est hâtée de trouver des solutions lui permettant de recommencer les visites, de sorte que les contrôles sur place ont pu reprendre dès le début juin84.

Toute atteinte aux droits devrait pouvoir être portée devant un tribunal, ce qui n’est pas toujours possible en Suisse85 (voir le chapitre 1). Dans ce domaine, il est particulièrement important d’informer les personnes vulnérables des mécanismes de plainte, en raison des délais pour faire recours, parfois très brefs (voir le chapitre 6).

Évaluation

Pour s’assurer que les futures mesures contre la pandémie de COVID-19 ou d’autres pandémies respectent autant que possible les droits humains, il faut procéder à une analyse complète, transparente et compréhensible des mesures prises jusqu’ici dans ce domaine86. Cette démarche a déjà été amorcée, certains établissements ayant rédigé des comptes rendus des mesures qu’ils ont adoptées87. En outre, l’OFSP a mandaté une étude sur la situation des personnes âgées et des personnes en institution durant la crise du coronavirus qui contient une série de recommandations aux pouvoirs publics dans l’éventualité d’une future pandémie88 (recommandation o).

Enfin – un dernier point, mais non des moindres –, la création d’une Institution nationale des droits humains solide et indépendante peut aider la Suisse à surmonter les pandémies futures tout en respectant les droits de la personne (recommandation p).

Prévention : formation de base et formation continue

Les droits humains contraignent aussi les pouvoirs publics à agir à titre préventif, afin de prévenir les dangers prévisibles ou d’en atténuer les conséquences89. L’État doit non seulement poser en temps voulu un cadre légal permettant de lutter efficacement contre les pandémies – ce qu’il a fait en Suisse en adoptant la loi sur les épidémies –, mais aussi approuver des plans sectoriels, pour les établissements de santé et les EMS, par exemple, qui règlent les compétences, les mécanismes de coordination et les mesures de surveillance. Signalons ici que ces mesures de prévention comprennent également la formation de base et la formation continue (des fonctionnaires ou des directeurs·trices d’établissements, par exemple), le fait de garantir des capacités suffisantes dans les établissements de santé et le stockage de matériel de protection en quantité suffisante (recommandation q).

Recommandations

Pour une protection efficace des droits humains en Suisse :

a Une vaste politique de communication dans le plus grand nombre de langues possible est appliquée, afin que les bases légales en vigueur soient connues.
b La répartition des compétences est clairement définie entre les différents échelons de l’administration (répartition verticale et horizontale, ainsi que positive et négative).
c Les autorités soumettent la proportionnalité des mesures adoptées à un examen périodique et détaillé, fondé sur les dernières connaissances scientifiques.
d On recourt dans la mesure du possible à des mesures modérées plutôt qu’à des interdictions d’ordre général.
e Les plans de protection prévoient des mesures et une assistance supplémentaires pour les travailleurs·euses particulièrement exposé·e·s.
f Les interdictions sont assorties de dérogations qui tiennent compte des particularités de chaque situation.
g Les mesures sont modulées autant que possible en fonction des différences effectives.
h Avant d’adopter de nouvelles dispositions légales ou de les appliquer à un cas concret, les mesures envisagées sont soumises à un examen détaillé afin de s’assurer qu’elles n’entraînent pas de discriminations directes ou indirectes.
i Les autorités favorisent le respect des mesures prises par l’État ainsi que l’atténuation de leurs éventuelles conséquences négatives.
j Les autorités honorent les devoirs de diligence et d’intervention envers les personnes en situation de précarité.
k Les personnes visées et leurs organisations sont associées, dans la mesure du possible, à toute décision les concernant.
l Les autorités présentent des systèmes d’alerte ou des scénarios afin d’augmenter la sécurité juridique.
m Les décisions prises au sujet des mesures et des programmes de soutien sont justifiées et présentées dans un langage et une forme appropriées.
n Les autorités surveillent et contrôlent le respect des mesures ordonnées, notamment dans les établissements hébergeant des personnes particulièrement vulnérables.
o Après la pandémie, la façon dont les droits humains ont été pris en compte est analysée de manière détaillée.
p L’Institution nationale des droits humains est systématiquement associée à la prise de décisions, à la surveillance et à l’évaluation.
q Des mesures préventives sont mises en œuvre dans les domaines de la planification, de la formation et des infrastructures, afin de garantir que les dispositifs de lutte contre de futures pandémies respectent les droits humains.
Notes de bas de page
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