Publication finale

Santé des sans-papiers : accès aux assurances sociales et aux soins

Publié le 04.10.2022

Introduction

Cas pratique : Employée de maison sans assurances

Myriam vit en Suisse dans la clandestinité depuis que son visa Schengen a expiré. Pourtant, elle travaille comme employée de maison pour pouvoir vivre et nourrir sa famille. Comme la majeure partie des personnes sans-papiers en Suisse, Myriam n’est pas affiliée à l’assurance obligatoire des soins. Elle évite en effet tout contact avec les autorités du pays de crainte d’être renvoyée. En outre, elle sait que l’affiliation à l’assurance serait trop chère pour son budget. Heureusement, elle n’a jamais eu de maladie grave jusqu’à présent. Elle espère qu’elle restera longtemps en bonne santé car elle n’est pas suivie médicalement. Elle espère également qu’elle n’aura pas d’accident car la famille qui l’emploie ne l’a jamais déclarée comme salariée aux assurances sociales.

Cas pratique : Chimiothérapie sans assurance-maladie

Paul est reconnaissant. Sans titre de séjour en Suisse et bien qu’il ne soit pas affilié à l’assurance-maladie, l’hôpital l’a immédiatement pris en charge lorsque sa vie était en danger. Les médecins lui ont diagnostiqué une leucémie. La première série de chimiothérapies a débuté hier. Paul ne sait pas si l’ensemble du traitement sera pris en charge par l’hôpital, car les médecins n’ont pu lui garantir que la prise en charge des « soins urgents ». Une assistante sociale a parlé avec lui de la possibilité de demander une affiliation auprès d’une caisse d’assurance-maladie mais Paul a peur de devoir payer des pénalités de retard importantes.

Cas pratique : Assurance-maladie sans numéro AVS

Ezëchiel est sans-papiers en Suisse. Lorsqu’il a sollicité l’affiliation à l’assurance obligatoire des soins auprès d’une caisse-maladie, on lui a demandé de remplir un formulaire et d’indiquer son numéro AVS. Ezëchiel n’ayant pas de numéro AVS, la caisse d’assurance-maladie a refusé de l’affilier. Devant cet obstacle administratif, Ezëchiel a baissé les bras. Il ne sait pas comment obtenir un tel numéro AVS puisqu’il travaille de manière non déclarée et que les autorités ignorent sa présence sur le territoire suisse.

Les personnes sans autorisation de séjour en Suisse (appelées « sans-papiers »)1 ont, en théorie, accès à toutes les prestations de santé qui sont couvertes par l’assurance-maladie obligatoire dès lors qu’elles y sont affiliées. Le droit et l’obligation des personnes sans-papiers d’être affiliées auprès de l’assurance obligatoire des soins en Suisse ne sont cependant que rarement concrétisés. Les raisons et les conséquences de cette absence d’affiliation par les sans-papiers sont évoquées ci-dessous. Par ailleurs, l’accès aux soins de santé doit être garanti pour les sans-papiers même non affilié·e·s à l’assurance-maladie, en raison des obligations internationales de la Suisse et du droit constitutionnel d’obtenir une aide en cas de détresse. La mise en œuvre de ce droit d’accès à la santé, qui dépend essentiellement des cantons, n’est cependant pas assurée de manière uniforme dans le pays.

Analyse

Défis liés à l’affiliation des sans-papiers à une assurance de santé

L’affliation au système d’assurance-maladie obligatoire est censée être la porte d’entrée ordinaire du système de santé pour les personnes sans-papiers. En effet, dès lors qu’elles sont affiliées à l’assurance obligatoire des soins, ces personnes ont droit à la prise en charge des prestations de santé visées par la loi sur l’assurance-maladie (LAMal)2 au même titre que les personnes au bénéfice d’un permis de séjour ou que les citoyen·ne·s suisses. Cela découle du principe d’universalité de la couverture par l’assurance-maladie en Suisse3. La législation fédérale ne souffre à cet égard d’aucune lacune4.

L’affliation à l’assurance-maladie n’est pas conditionnée par le caractère régulier du séjour5, comme l’a rappelé et réaffirmé le Conseil fédéral6 : les personnes sans-papiers ont le droit et l’obligation d’être affiliées à l’assurance-maladie. Un même droit et une même obligation d’affiliation (à charge de la partie employeuse) auprès de l’assurance-accidents existent aussi pour les sans-papiers qui exercent une activité lucrative dépendante7. Cela leur garantit une prise en charge à titre obligatoire pour les soins découlant d’accidents professionnels, ainsi que d’accidents non professionnels s’ils ou elles travaillent au moins huit heures par semaine auprès de la même partie employeuse8. De même que pour l’assurance-maladie, la résidence régulière n’est pas un critère déterminant en matière d’assujettissement à la loi sur l’assurance-accidents9.

Dans les faits cependant, plusieurs études et rapports démontrent que l’immense majorité des personnes sans-papiers n’est pas affiliée à l’assurance obligatoire des soins en Suisse10, ni à l’assurance-accidents pour celles qui sont salariées, créant une lacune de couverture et de prise en charge des soins de santé pour ces personnes. Il existe de nombreuses raisons pour ne pas être affilié·e à l’assurance obligatoire des soins et ne pas être couvert·e par l’assurance-accidents.

La crainte d’une transmission de données aux autorités migratoires

De nombreuses personnes sans-papiers craignent, en s’affiliant auprès d’une caisse d’assurance-maladie, que leurs données personnelles soient transmises aux autorités migratoires cantonales chargées de l’exécution du renvoi en cas d’irrégularité du séjour.

De manière générale, les données personnelles sont protégées contre tout emploi abusif dans l’ordre juridique suisse11. Une base légale est nécessaire pour permettre la transmission par la caisse d’assurance-maladie de données telles que le nom, la date de naissance, la nationalité et le domicile aux autorités cantonales12. À cet égard, le principe général affirmé par la loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales (LPGA)13 est celui du secret. L’article 33 LPGA prévoit ainsi que les personnes qui participent à l’application des lois sur les assurances sociales ainsi qu’à son contrôle ou à sa surveillance – les caisses d’assurance-maladie en particulier – sont tenues de garder le secret à l’égard des tiers14. La loi sur les étrangers et l’intégration (LEI)15 ne constitue pas non plus un fondement pour une telle transmission de données par les caisses d’assurance-maladie. En effet, l’art. 97 al. 1 LEI sur l’entraide administrative ne s’applique qu’aux organes chargés de l’exécution de la LEI, ce que les caisses d’assurance-maladie ne sont clairement pas.

En revanche, la législation spécifique visant, depuis 2008, à lutter contre le travail au noir (loi sur le travail au noir (LTN)16) génère un certain flou s’agissant de la collaboration entre les caisses d’assurance-maladie et les autorités migratoires cantonales, bien que la situation de sans-papiers ne signifie pas toujours travail au noir17. L’article 12 al. 2 LTN prévoit en effet un système de communication obligatoire entre, notamment, les organisations privées chargées de l’application de la législation relative aux assurances sociales et les autorités en matière d’asile et de droit des personnes étrangères lorsque deux conditions sont réunies : premièrement, une personne a touché un revenu (elle a travaillé, comme salariée ou indépendante) sur lequel les cotisations aux assurances sociales (AVS, AI, APG, AC ou allocations familiales) n’ont pas été versées ; deuxièmement, il semble que la personne ne soit pas au bénéfice d’une autorisation de séjour (et donc de travail) en Suisse. L’article 12 al. 2 LTN constitue une lex specialis par rapport à l’article 33 LPGA18.

Néanmoins, nous sommes d’avis que le système de collaboration entre autorités selon l’article 12 al. 2 LTN ne doit pas entrer en ligne de compte en matière d’affiliation à l’assurance-maladie19. En effet, l’affiliation à l’assurance-maladie n’est pas dépendante d’un revenu tiré de l’exercice d’une activité lucrative, mais uniquement de l’existence d’un domicile ou d’une résidence effective en Suisse. Or, les conditions auxquelles la personne est dénoncée auprès des autorités migratoires selon l’article 12 al. 2 LTN sont cumulatives20. Ainsi, dès lors que l’assurance-maladie ne se trouve pas en présence d’indices qu’un revenu aurait été perçu sans que les cotisations aux assurances sociales n’aient été acquittées (art. 12 al. 2 let. a LTN), la première des deux conditions de l’article 12 al. 2 LTN n’est pas remplie. En outre et surtout, la communication entre autorités prévue par l’article 12 al. 2 LTN concerne, selon le message du Conseil fédéral, les résultats des contrôles des employeurs·euses. À cet égard, le Conseil fédéral mentionne les contrôles des décomptes des cotisations à l’AVS/AI/APG/AC21. Le paiement des primes à la caisse d’assurance-maladie, qui relève de la responsabilité individuelle du travailleur ou de la travailleuse, et qui n’intervient en tout état de cause pas au stade de l’affiliation, n’est pas concerné par la lettre (ni par l’esprit) de la loi selon le Conseil fédéral.

En dépit de cela, la crainte d’une dénonciation par les caisses d’assurance-maladie auprès des autorités migratoires cantonales demeure un obstacle important pour de nombreuses personnes sans-papiers. Cette crainte repose moins sur l’état du droit, qui comme on le soutient ne permet pas une dénonciation de la personne aux autorités migratoires, que sur des pratiques informelles contraires au droit dans certaines circonstances. Certains cas ont ainsi été rapportés, lors d’entretiens mené par le CSDH, de communication des caisses d’assurance-maladie avec les autorités cantonales afin d’obtenir le numéro AVS de la personne par exemple. Or, ces pratiques sont contraires à la loi.

Le montant des primes et les difficultés d’accès aux subventions

Les personnes sans-papiers n’ont souvent pas les moyens financiers de s’acquitter des primes d’assurance-maladie qu’implique l’affiliation22. Le montant des primes n’est en effet pas lié aux ressources de la personne assurée. Or, si l’absence de paiement des primes n’entraîne pas en tant que telle l’exclusion de l’assurance (l’affiliation est obligatoire), une mise aux poursuites pour non-paiement des primes peut s’ensuivre. Cela est susceptible de mettre en évidence l’absence de statut de séjour de la personne auprès des autorités23.

Cependant, les cantons sont tenus de réduire le paiement des primes d’assurance-maladie des personnes aux revenus modestes (selon l’art. 65 LAMal, à hauteur de 50 % au moins pour les jeunes adultes en formation et de 80 % au moins pour les enfants24). S’agissant de ces subsides, il existe toutefois des différences importantes entre les cantons quant aux modalités et niveaux de couverture, la couverture étant très souvent insuffisante25. En outre, les sans-papiers craignent de s’adresser aux autorités cantonales afin de formuler leur demande de subsides26. À cet égard, le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) a récemment confirmé un devoir d’annonce, selon l’article 82d de l’ordonnance relative à l’admission, au séjour et à l’exercice d’une activité lucrative (OASA)27, des autorités chargées de verser ces réductions des primes d’assurance-maladie aux autorités migratoires28.

En raison du montant des primes, il existe un décalage important entre le droit, qui impose l’affiliation de toute personne résidant en Suisse, et la réalité29. Or, la Suisse doit prendre des mesures, comme État partie au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Pacte social)30, afin d’assurer l’égalité d’accès aux soins de santé, ce qui implique, selon le Comité DESC, que l’État « doit garantir aux personnes dépourvues de moyens suffisants l’accès à l’assurance maladie »31 (recommandation a). À cet égard, bien que les caisses d’assurance-maladie soient – pour une bonne partie d’entre elles – des entités privées, elles assument une tâche publique, fixée par la loi, au moins dans la mesure où elles agissent dans le cadre de l’assurance obligatoire de base. Elles sont donc tenues, au même titre que l’État, de respecter les droits fondamentaux. Au surplus, il faut préciser que la Confédération doit protéger le droit à la santé en ce sens qu’elle doit mettre en place le cadre législatif et règlementaire suffisant pour que le droit à la santé ne soit pas entravé en raison d’actes ou d’omissions d’acteurs·trices privé·e·s (recommandations h et i)32.

Le système d’affiliation sur demande

Si les assurances ne peuvent pas refuser les personnes qui souhaitent s’affilier à l’assurance de base dans la mesure où l’affiliation est obligatoire33, on observe néanmoins plusieurs obstacles. Une difficulté relevée par la pratique et la doctrine concerne le système d’affiliation sur demande de la personne qui souhaite s’assurer. En effet, l’affiliation à l’assurance-maladie n’est pas automatique, sous réserve du cas particulier des sans-papiers suite au rejet de ou à la non-entrée en matière sur leur demande d’asile34. Or, selon des entretiens menés et des études du CSDH35, des personnes sans-papiers ont tenté de s’affilier auprès d’une caisse d’assurance-maladie mais sans succès au vu des informations et des documents à soumettre : l’assurance exige, dans la pratique, une attestation de domicile ou un permis de séjour valable en Suisse, ce que ne possèdent pas, par nature, des personnes sans-papiers36. Or, ces documents ne sont pas obligatoires pour conclure une assurance-maladie et n’ont donc pas à être exigés par l’assurance. De manière générale, les personnes sans-papiers ne « rentrent pas dans les cases » des demandes d’affiliation. En outre, le processus d’affiliation ayant désormais lieu le plus souvent en ligne, les personnes ne font face à aucun·e interlocuteur·trice en cas d’obstacle administratif, ce qui entraîne un certain découragement. Un accompagnement de la personne par une association ou un service de l’hôpital est ainsi dans les faits presque toujours nécessaire pour l’affiliation des sans-papiers37.

Par ailleurs, les personnes sans-papiers ne connaissent pas, pour la plupart, leur droit et leur obligation de s’affilier à l’assurance-maladie. Les cantons devraient pourtant informer la population résidente sur leur droit et surtout leur obligation d’affiliation38. Selon les données que nous avons récoltées, cette information existe mais elle ne parvient pas, pour des raisons linguistiques notamment, aux personnes concernées (recommandation g).

La LAMal prévoit en outre un système d’affiliation d’office par le canton de résidence dans le cas où la personne n’aurait pas fait de demande d’affiliation à l’assurance-maladie dans les trois mois qui suivent son arrivée sur le territoire suisse39. Par nature, le canton ne peut toutefois pas contrôler l’affiliation des sans-papiers qui ne sont pas officiellement « arrivé·e·s » en Suisse. Cette affiliation d’office comporte en outre un système de pénalité importante (jusqu’à 50 % de la prime pendant cinq ans, de manière rétroactive)40 qui peut s’avérer particulièrement rédhibitoire pour les personnes sans-papiers. Celles-ci peuvent en effet être dissuadées de demander leur affiliation de manière tardive.

Good Practice: Administrative Betreuung von Sans-Papiers im Universitätsspital

Le Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) a créé un service administratif spécifique pour les personnes sans assurance-maladie, l’Unité conventions, tarifs et populations vulnérables. Cette Unité du CHUV est chargée de réaliser une analyse juridique et d’assurer le suivi administratif et social des personnes soignées à l’hôpital qui ne sont pas affiliées à l’assurance-maladie. Chaque année, le service s’occupe d’environ 60 à 70 personnes sans-papiers concernées. Le cas échéant, l’Unité propose à la personne de régulariser sa situation s’agissant de son affiliation à l’assurance-maladie et s’occupe, en collaboration avec l’Office cantonal de l’assurance-maladie, de la relation avec la caisse d’assurance-maladie (négociation, documents à fournir, etc.). S’agissant d’une affiliation tardive, la pénalité est couverte par les subsides cantonaux (qui dans le canton de Vaud peuvent couvrir 100 % des primes) si la personne est indigente.

Good Practice: Verein Fri-Santé, Kanton Freiburg

L’association Fri-Santé offre des soins de santé de premier recours aux sans-papiers mais aussi un accompagnement dans leurs démarches administratives pour s’affilier à l’assurance-maladie. La médecine de premier recours est définie comme une prise en charge ambulatoire par des médecins et autres professionnel·le·s de santé41.

Le cas particulier des soins suite à un accident

Un même décalage existe entre la théorie (l’obligation d’affiliation pour toutes les personnes salariées) et la pratique (l’absence d’affiliation par la partie employeuse) s’agissant de l’affiliation à l’assurance-accidents des sans-papiers qui exercent une activité lucrative salariée. Ceci s’explique essentiellement par l’interdiction du travail au noir : les employé·e·s sans-papiers ne sont très souvent pas déclaré·e·s par l’employeur·euse aux assurances sociales par crainte de sanctions en raison de l’absence d’autorisation de travailler42. Or, en cas d’accident, l’assurance-maladie n’intervient que si l’assurance-accidents n’intervient pas43. En pratique, selon les données récoltées lors d’entretiens, l’assurance-maladie refuse de prendre en charge les soins qui relèvent du champ d’application matériel de la loi sur l’assurance-accidents.

Si l’employeur·euse nie avoir employé la personne, il revient à la personne sans-papiers de prouver le rapport de travail qui la lie à son employeur·euse afin de bénéficier de la couverture obligatoire des soins en matière d’accident. Cela implique une longue et difficile procédure devant les juridictions civiles, procédure qui les expose de fait au regard des autorités migratoires et à un risque de renvoi44. Par ailleurs, le financement qui viendrait d’une source publique afin de combler le défaut d’affiliation par l’employeur·euse fait défaut : selon les entretiens menés, en effet, il s’agirait le cas échéant d’une reconnaissance du travail au noir qui est spécifiquement réprimé en Suisse45.

Conclusion intermédiaire : l’obligation de ne pas entraver l’affiliation à une assurance sociale

Il existe donc un décalage certain entre, d’un côté, le droit et l’obligation d’affiliation des sans-papiers à l’assurance-maladie (ainsi qu’à l’assurance-accidents en cas de travail salarié) et, d’un autre côté, l’absence d’affiliation dans la majeure partie des cas. Or, la pleine mise en œuvre du droit à la sécurité sociale, selon l’article 9 du Pacte social ratifié par la Suisse, implique que l’État prenne toutes les mesures nécessaires pour éliminer ces obstacles à l’affiliation aux assurances sociales46. En Suisse, ces obstacles ne sont pas en tant que tels juridiques, mais de même qu’en cas de discrimination indirecte, c’est l’absence de mesures positives permettant un accès égal aux soins de santé, quel que soit le statut juridique sur le territoire, qui constitue une carence dans la mise en œuvre du droit humain à la santé.

À cet égard, les entretiens menés ont permis de noter l’effet pervers qu’entraîne l’absence d’affiliation : les personnes sans-papiers, pour la plupart non assurées en matière de santé, ne vont demander des soins qu’en dernier ressort, lorsqu’il ne leur est plus possible de survivre autrement. Or, à ce stade, l’état de santé de ces personnes réclame des soins plus importants et dès lors plus coûteux que si elles étaient venues se faire soigner plus en amont47.

Garantie des « soins médicaux de base » : une notion au contenu variable

Même sans affiliation à l’assurance obligatoire des soins, les personnes sans-papiers doivent recevoir des soins de santé qui soient, notamment, accessibles et de qualité. Ceci découle des obligations internationales de la Suisse, en particulier de l’article 12 du Pacte social qui consacre le droit à la santé. La mise en œuvre de ce droit ne doit souffrir d’aucune restriction basée sur un motif discriminatoire, notamment l’origine ou le statut de séjour48. De la même manière, la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)49 interdit toute discrimination dans la mise en œuvre des droits protégés par la Convention (article 14 CEDH). Or, les soins de santé entrent, selon la gravité de l’atteinte, dans le champ d’application de l’interdiction de la torture, des traitements inhumains ou dégradants (article 3 CEDH) ou de la vie privée (article 8 CEDH)50.

Dans la Constitution (Cst.)51, l’article 12 garantit le droit de toute personne, quelle que soit sa nationalité ou son statut juridique sur le territoire52, à être aidée et assistée en cas de détresse afin de mener une vie conforme à la dignité humaine. S’il ne découle pas de cette disposition un droit d’affiliation aux assurances sociales selon le Conseil fédéral53, cette disposition constitutionnelle exige, selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, une prise en charge « des soins médicaux de base »54 en-dehors de tout système formel d’affiliation à une assurance55.

Good Practice: Medizinische Versorgung für Sans-Papiers ohne Versicherung

Structure publique : À Genève, l’unité de consultation ambulatoire mobile de soins communautaires (CAMSCO) garantit l’accès aux soins médicaux de base pour toutes les personnes sans-papiers. Il s’agit d’une structure intégrée à l’hôpital cantonal et financée par des fonds publics. Le CAMSCO est né de la volonté politique explicite de maintenir l’équité dans l’accès aux soins et la qualité des soins. Les sans-papiers représentent environ deux tiers des personnes prises en charge.

Organisation non gouvernementale : la permanence médicale Meditrina à Zurich est spécifiquement destinée aux sans-papiers n’ayant pas de couverture d’assurance-maladie. Seuls des soins de premier recours sont prodigués, pour le reste les personnes sont orientées vers des services spécialisés (médecin, dentiste, hôpital).

Une notion sujette à interprétation

Dans le respect du fédéralisme helvétique (art. 115 Cst.)56, il revient à chaque canton de mettre en œuvre la garantie constitutionnelle de l’article 12 Cst. s’agissant de la concrétisation des « soins médicaux de base » à prodiguer aux personnes sans-papiers non affiliées à une assurance sociale qui prendrait en charge les soins. En d’autres termes, la notion de « soins médicaux de base » est sujette à interprétation par les cantons dans le respect des autres garanties constitutionnelles. Il convient cependant de préciser que le droit à des « soins médicaux de base » découlant de l’article 12 Cst. est justiciable, c’est-à-dire qu’il peut être invoqué devant un·e juge pour en exiger la mise en œuvre57.

Si c’est en lien avec l’aide d’urgence accordée aux requérant·e·s d’asile débouté·e·s58 que l’article 12 Cst. est régulièrement invoqué, cette aide d’urgence pour cette catégorie particulière de personnes sans-papiers59 fait l’objet d’une règlementation spécifique en droit fédéral. Ainsi, l’aide d’urgence à l’attention des personnes déboutées de leur demande d’asile comprend, en principe, l’affiliation (primes et franchise prises en charge) à l’assurance obligatoire des soins par les cantons60. Il est donc plutôt question ici des personnes sans-papiers qui ne relèvent pas du domaine de l’asile61.

La notion de « soins médicaux de base » renvoie, selon la jurisprudence, au noyau des droits fondamentaux comme limite aux restrictions apportées à ceux-ci (article 36 al. 4 Cst.)62. A priori, la notion semble donc plus restrictive que celle des soins de santé de l’article 12 du Pacte social permettant à chacun·e de jouir du meilleur état de santé possible. Néanmoins, la notion de l’article 12 Cst. renvoie aussi à celle de dignité humaine (« le droit d’être aidé et assisté et de recevoir les moyens indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine »), ce qui plaide selon plusieurs auteur·e·s en faveur d’une interprétation large de ce que les soins de santé, en vertu de l’article 12 Cst., devraient recouvrir63. Dans ce sens, les cantons peuvent, en vertu de la marge de manœuvre qui leur revient dans la mise en œuvre de l’article 12 Cst., considérer de manière extensive le catalogue de soins dits « minimaux » en matière d’aide d’urgence64. Cependant, « une exclusion des prestations médicales qui sont garanties en Suisse en raison de l’obligation générale d’affiliation à l’assurance maladie, ne se laisse guère justifier »65.

Une interprétation trop restrictive

En pratique, les « soins médicaux de base » sont souvent compris par les cantons et organismes de santé publics comme étant des soins urgents66. L’urgence des soins se réfère à l’importance, d’un point vue temporel, des soins pour la condition vitale de la personne, ce qui exclut les soins importants pour la santé à long voire moyen terme. Il en est ainsi par exemple, selon les entretiens menés, d’une première chimiothérapie considérée comme urgente (lorsque le pronostic vital est engagé à court ou moyen terme) alors que la seconde apparaît non urgente (bien qu’elle soit nécessaire à la rémission). Cet aspect pose aussi problème en cas de maladie chronique (comme le diabète) ou de traitement psychologique sur le long terme, des exemples souvent cités par les expert·e·s.

Cette interprétation des soins médicaux à fournir en vertu de l’article 12 Cst. apparaît trop restrictive à la lumière des engagements internationaux de la Suisse. En effet, le droit à la santé contient le droit d’accès aux installations, biens et services en matière de santé (article 12 al. 2 let. d Pacte social), ce qui suppose, selon le Comité DESC, un « accès rapide, dans des conditions d’égalité, aux services essentiels de prévention, de traitement et de réadaptation ainsi que [...] la fourniture de traitements et de soins appropriés de santé mentale »31. La notion de « services essentiels » recouvre, selon l’interprétation du Comité DESC, tant la prévention, que la réadaptation et les soins de santé mentale. En droit international relatif aux droits humains, les soins de santé devant être prodigués à toute personne sont donc plus larges que des soins « urgents » (recommandation c).

À cet égard, une partie de la doctrine suisse préfère parler de « soins nécessaires » (ou « essentiels ») plutôt que de « soins urgents » dans le cadre de l’assistance qui doit être octroyée en vertu de l’article 12 Cst67. Les Objectifs du développement durable (ODD) de l’Agenda 2030 de l’ONU évoquent dans ce sens l’accès à des « services de santé essentiels de qualité ». Ce n’est pas l’urgence sur laquelle est placée l’emphase mais l’importance et l’adéquation des soins.

Enfin, on notera que les variations dans l’interprétation de ce que recouvrent les « soins médicaux de base » selon l’article 12 Cst. par les cantons, les institutions voire les professionnel·le·s de santé, posent problème à la lumière du principe de l’égalité de traitement (article 8 Cst.) (recommandation b). La doctrine majoritaire recommande que les soins médicaux de base, octroyés en vertu de l’article 12 Cst., devraient s’orienter sur le catalogue de prestations de l’assurance-maladie obligatoire selon la notion d’« existence conforme à la dignité humaine ». La liste de l’ordonnance sur les prestations dans l’assurance obligatoire des soins en cas de maladie (OPAS) devrait servir de guide aux cantons, ce à quoi il conviendrait d’ajouter les soins dentaires de base.

Good Practice: Die CAMSCO in Genf

Au CAMSCO (voir la bonne pratique « Soins de santé pour les sans-papiers sans assurance »), les soins médicaux prodigués suivent a minima le catalogue des prestations obligatoires dans le cadre de l’assurance obligatoire des soins. En effet, la structure genevoise vise explicitement l’égalité dans l’accès et la qualité des soins.

Recommandations

À la Confédération

Pour une protection efficace des droits humains en Suisse :

a La loi sur l’assurance-maladie (LAMal) garantit la gratuité de l’affiliation à l’assurance obligatoire des soins en cas d’indigence (la prise en charge financière totale par les cantons par le biais des subsides).
b La loi précise la nature et l’étendue des soins médicaux devant être prodigués à toute personne, même non affiliée à l’assurance-maladie.
c La notion de « soins médicaux de base » devant être fournis à toute personne (même hors affiliation) est interprétée de manière large et conforme aux droits humains aux fins de la mise en œuvre de la recommandation b).

Aux cantons

Pour une protection efficace des droits humains en Suisse :

d Il existe au minimum un service de soins de santé de premier recours accessible pour les personnes sans-papiers.
e Les personnes sans-papiers sont affiliées d’office à l’assurance obligatoire des soins dès que la situation parvient à la connaissance de l’autorité cantonale compétente, sans pénalité de retard ni information des services migratoires.
f Une procédure spécifique et simplifiée de demande de subsides pour les personnes sans-papiers existe, qui garantit qu’aucune donnée n’est transmise aux autorités migratoires.
g Des campagnes d’information sur le droit et l’obligation d’affiliation à l’assurance-maladie sont mises en place et axées sur la situation des sans-papiers (différentes langues, canaux spécifiques en fonction des communautés, etc.).
h Les assurances qui refusent d’affilier une personne sans-papiers à l’assurance obligatoire des soins sont sanctionnées. À cette fin, il existe une possibilité de dénonciation anonyme par les sans-papiers.
i Dans chaque hôpital public, il existe une procédure visant à soutenir les démarches des personnes sans-papiers dans leur demande d’affiliation à l’assurance-maladie.
j L’opportunité est examinée d’utiliser la city card comme moyen d’établir la résidence effective de la personne en Suisse aux fins de l’affiliation à l’assurance-maladie.
k Le personnel de santé est formé aux problématiques de droit à la santé et d’égalité dans l’accès aux soins.
Notes de bas de page
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