Études et rapports

Normes juridiques contre l’antisémitisme en Suisse

Étude du CSDH consacrée à la situation juridique de la communauté juive en Suisse et à la mise en œuvre de la Déclaration du Conseil ministériel de l’OSCE sur le renforcement des efforts de lutte contre l’antisémitisme

Publié le 26.11.2015

L’essentiel en bref

  • Une déclaration adoptée le 4 décembre 2014 par le Conseil ministériel de l’OSCE enjoint aux Etats membres de renforcer leurs efforts de lutte contre l’antisémitisme.
  • En Suisse comme ailleurs, les attitudes et propos antisémites restent monnaie courante, une recrudescence ayant même été constatée en particulier durant la guerre de Gaza qui a eu lieu en été 2014.
  • L’art. 261bis CP est un instrument important de la prévention et de la répression des propos antisémites.
  • La négation de l’Holocauste reste punissable en Suisse même après le jugement rendu par la Grande Chambre de la CrEDH dans l’affaire Perinçek. En revanche, la négation du génocide arménien ne peut pas être assimilée en soi à un acte de haine raciale ou à un appel à la haine raciale, à l’inverse de l’Holocauste qui présente, selon la CrEDH, un lien intrinsèque avec l’antisémitisme pour des raisons tenant à l’histoire et au contexte.
  • L’art. 261bis CP ne recouvre que partiellement la définition internationale des crimes de haine. La Suisse ne peut donner pleinement suite à l’appel de l’OSCE à mieux combattre ces actes de violence si elle n’inscrit pas dans son code pénal une disposition qui lui permettrait de poursuivre spécifiquement et de sanctionner plus durement les actes délictueux fondés sur des motifs racistes.

La déclaration du Conseil ministériel de l’OSCE contre le racisme du 4 décembre 2014

Préoccupé par la recrudescence d’incidents antisémites ces dernières années et poursuivant les initiatives déjà adoptées pour lutter contre le racisme et la discrimination, le Conseil ministériel de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), siégeant sous la présidence de la Suisse, a adopté le 4 décembre 2014 une déclaration invitant les Etats membres à redoubler d’efforts contre l'antisémitisme. Il invite ainsi les dirigeant-e-s politiques à s’exprimer résolument lorsque surviennent des incidents antisémites. Cette déclaration est aussi un appel à la promotion des programmes éducatifs consacrés à la lutte contre l’antisémitisme, au renforcement de la lutte contre les crimes de haine, à la poursuite des auteur-e-s d’actes de violence antisémites et au soutien au dialogue interreligieux.

En 2014, année durant laquelle elle a présidé l’OSCE, la Suisse a conçu et appliqué une procédure d’auto-évaluation afin d’améliorer la crédibilité de l’institution, notamment dans le cadre de sa dimension humaine. Désireuse de mettre en place un système permanent d’auto-évaluation, la Confédération a confié au Centre suisse de compétence pour les droits humains (CSDH) le soin d’analyser également la mise en œuvre en Suisse de la Déclaration contre l’antisémitisme de 2014 et de formuler, le cas échéant, les mesures qui s’imposent. L’étude réalisée à cette fin porte aussi sur la situation juridique de la communauté juive en Suisse dans son ensemble: elle aborde notamment les bases légales et la jurisprudence qui concourent à sa protection et signale les lacunes de ce dispositif. L’étude servira de base à la «Journée sur la situation de la minorité juive en Suisse» que la Direction du droit international public du DFAE et le Service de lutte contre le racisme du DFI organisent le 1er décembre 2015.

Dans les paragraphes qui suivent, nous allons aborder deux des thèmes de l’étude: la lutte de la Suisse contre les crimes de haine et les particularités qui découlent des dispositions de son code pénal, d’une part, et les conséquences possibles de l’affaire Perinçek contre la Suisse – que la Grande Chambre de la CrEDH a tranchée le 15 octobre 2015 – sur la répression du négationnisme, d’autre part.

La répression des crimes de haine en Suisse

La définition du crime de haine donnée par l’OSCE

Les actes de violence antisémites peuvent être qualifiés de crimes de haine en droit pénal. Selon la définition de l’OSCE, un crime de haine est un crime motivé par l’intolérance à l’égard d’un groupe déterminé. Les actes visés doivent ainsi être en premier lieu, au regard du droit pénal applicable, des infractions qui prennent pour cible des personnes ou leurs propriétés (ce que l’on appelle l’«infraction de base»). En deuxième lieu, ces actes doivent avoir pour mobile le rejet d’un groupe de personnes présentant certaines caractéristiques personnelles particulièrement protégées, comme l’appartenance à une race ou à une communauté religieuse donnée, la langue parlée ou l’orientation sexuelle. Si l’acte a une motivation raciste ou discriminatoire, il doit être réprimé plus durement que ne le serait une infraction de base ordinaire, pour tenir compte du fait qu’il ne prend pas pour seule cible la victime (qui a peut-être été choisie au hasard), mais aussi le groupe auquel celle-ci appartient ou qu’elle défend. Sans infraction de base, il n’y a pas de crime de haine.

Les crimes de haine en droit pénal suisse

Le droit pénal suisse ne contient pas de norme équivalente à la notion internationale du crime de haine. Il ne régit ainsi pas les caractéristiques qui élèveraient une infraction commise pour motif raciste au rang de crime de haine, crime qui entrerait alors dans une catégorie particulière, serait instruit de manière spéciale, puis sanctionné plus sévèrement qu’un autre délit. Un tribunal pénal a certes toute latitude pour prendre en compte la présence de motifs antisémites lors de la fixation de la peine (notamment lors de l’évaluation de la faute de l’auteur-e présumé-e et de la concurrence d’infractions), mais le code pénal suisse ne prévoit aucune disposition explicite et contraignante en la matière.

En Suisse, la notion de crime de haine est la plupart du temps et – exclusivement – assimilée à une infraction spéciale, celle de discrimination raciale, réprimée par l’art. 261bis CP. Les crimes de haine ne sont donc pas considérés comme des infractions «ordinaires» figurant comme tels dans le code pénal, mais comme un type d’infraction distinct, qui comprend des formes de racisme bien déterminées.

Le code pénal suisse condamne aussi les propos qui ne présentent qu’un mobile discriminant ou rabaissant et qui, sans ce mobile, ne seraient pas punissables étant donné qu’il n’y aurait pas d’infraction de base. Il réprime donc des actes qui ne seraient pas, selon les notions internationales, des crimes de haine.

La norme pénale contre le racisme recouvre toutefois aussi une notion bien plus limitée que celle de crime de haine. En effet, elle ne protège que des personnes et des groupes de personnes bien déterminés, ne comprend que certains types de propos racistes et ne les sanctionne que lorsqu’ils ont été proférés en public et visent à divulguer une idéologie raciste ou portant atteinte à la dignité humaine.

La poursuite pénale des propos antisémites tenus sur Internet, une gageure

Pour ce qui est de la lutte contre l’antisémitisme en Suisse, c’est en particulier le fait que les propos doivent avoir un caractère public pour tomber sous le coup de l’art. 261bis CP qui rend difficile la répression des cas d’antisémitisme sur Internet. Plusieurs infractions commises sur les réseaux sociaux, notamment sur Facebook, ont certes donné lieu à des instructions pénales qui ont abouti à des condamnations ces dernières années, mais il n’est de loin pas clair dans tous les cas si le fait d’exprimer son opinion relève de l’espace privé de la famille ou du cercle d’amis, ou s’il doit être qualifié de public. Il faut ajouter à cela que si, grâce aux compétences cantonales et communales dans le domaine, la police criminelle est certes familiarisée avec le contexte de vie des victimes et des auteur-e-s d’infractions, et donc apte à réagir rapidement en cas de danger, cette caractéristique fédéraliste rend aussi la poursuite pénale plus ardue lorsque l’infraction a été commise sur Internet et que ni les victimes ni les auteur-e-s ne sont facilement localisables.

Négation de génocide ou exercice légitime de la liberté d’expression?

La protection contre la discrimination – ou, pour ce qui nous occupe ici, contre les propos antisémites – se heurte à la liberté d’expression, qui protège en principe aussi les propos provocateurs ou choquants. Selon la jurisprudence de la CrEDH, les Etats sont par conséquent tenus de protéger autant que possible la liberté d’expression, tout en interdisant les discours qui incitent à la haine raciale ou religieuse. L’arrêt Perinçek rendu le 15 octobre 2015 contre la Suisse semble faire pencher la balance plutôt en faveur de la liberté d’expression.

Dans le passé, la Cour avait à plusieurs reprises rejeté des requêtes demandant que l’interdiction à l’échelle nationale de la négation de l’Holocauste soit considérée comme une violation de la liberté d'expression. Dans deux cas, la CrEDH est même partie du principe que la liberté d’expression avait été invoquée de manière abusive et que les propos incriminés ne méritaient par conséquent pas la protection octroyée par l’art. 17 CEDH. Elle déclarait ainsi, dans un arrêt datant de 2005, que le fait de nier l’Holocauste revenait à réhabiliter le régime national-socialiste et à rejeter la démocratie et les droits humains. La CrEDH avait estimé que même des propos tenus dans une lettre privée – c’était le cas en l’occurrence – constituaient un abus de la liberté d’expression (CrEDH, Witzsch c. Allemagne, décision d’irrecevabilité du 13 décembre 2005).

L’arrêt de Grande Chambre dans l’affaire Perinçek

En 2013, dans l’affaire Perinçek contre la Suisse, la section II de la CrEDH a posé un jalon, estimant que les limites à la liberté d’expression devaient être comprises dans un sens restreint et que la négation d’un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité ne pouvait être poursuivie pénalement sans avoir été examinée avec soin – et notamment que le contexte devait être pris en compte. Elle a donc accepté le recours contre la Suisse d’un citoyen turc qui avait été condamné pour infraction à la norme pénale contre le racisme après avoir qualifié le génocide des Arménien-ne-s de «mensonge international». La CrEDH a relevé qu’il n’y avait pas, au sujet du génocide des Arménien-ne-s, de consensus qui rendrait les massacres perpétrés en 1915 comparables à l’Holocauste, et que la négation de ce génocide ne devait donc pas être réprimée si elle ne s’accompagnait pas d’incitations à la haine et à la violence.

Le 15 octobre 2015, la Grande Chambre a confirmé la condamnation de la Suisse. Elle a souligné que le recourant s’était limité à refuser aux massacres de 1915 la qualité de génocide et qu’il n’avait fait preuve ni de haine ni de mépris pour les victimes arméniennes, mais avait au contraire affirmé que celles-ci avaient été, à l’instar des Turcs, victimes des puissances impérialistes. Elle a aussi relevé que contrairement à la négation de l’Holocauste, qui est étroitement liée, pour des raisons tenant à l’histoire et au contexte, à l’antisémitisme, la négation du génocide arménien ne pouvait pas, per se, être assimilée à de la haine raciale ou à une incitation à la haine raciale.

Les conséquences de l’arrêt Perinçek sur la répression de la négation de génocides en Suisse

L’arrêt Perinçek a une seule conséquence immédiate, qui est d’obliger la Suisse, en cas de procédure de réexamen, de lever la condamnation pénale de M. Perinçek. Il est encore trop tôt en revanche pour savoir quelles en seront les répercussions sur la norme pénale contre le racisme. Si cette dernière devait être remise en question, seul son alinéa 4 serait concerné, qui prévoit une condamnation pénale pour «celui qui aura publiquement abaissé ou discriminé d’une façon qui porte atteinte à la dignité humaine une personne ou un groupe de personnes en raison de leur race, de leur appartenance ethnique ou de leur religion ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité.»

Pourtant, rien ou presque n’indique, ni dans l’arrêt de la section II ni dans celui de la Grande Chambre, que cette norme entre en contradiction avec la CEDH, comme il a été donné à entendre dans certaines des premières prises de position sur le sujet. Il semble plutôt qu’il soit aisé de l’appliquer de manière conforme à la CEDH, en posant des exigences encore plus élevées soit en matière de degré de consensus nécessaire pour qualifier certains actes de génocide – dans la perspective du droit pénal –, soit en ce qui concerne le motif de la négation, en prévoyant que seul est condamnable celui qui nie ou minimise un génocide dans l’intention de porter atteinte à la dignité d’une personne ou d’un groupe de personnes, de les discriminer ou d’inciter à la haine (et pas celui qui recherche par exemple à faire apparaître sous un jour plus favorable le groupe auquel il appartient ou ses propres actions, ou à rendre des tiers coupables des actes incriminés, etc.).

Conclusions

Si les actes de violence à l’encontre des personnes juives sont heureusement rares en Suisse, nous observons en revanche souvent des attitudes et des propos antisémites qui ne revêtent certes pas un caractère punissable, mais se fondent tout de même sur des préjugés et des stéréotypes ou qui expriment ces préjugés et ces stéréotypes. Nous estimons ainsi que les incidents se multiplient sur Internet, les propos antisémites ayant été particulièrement nombreux à l’époque de la guerre de Gaza (été 2014). Si les critiques adressées à l’Etat d’Israël sont par principe légitimes, comme toute critique adressée à un Etat, et ne peuvent être assimilées à de l’antijudaïsme ou à de l’antisémitisme, il faut en revanche qualifier de racistes les critiques qui servent de prétexte à l’expression de sentiments antisémites, qui assimilent les membres de la communauté juive à l’Etat d’Israël, qui les rendent responsables des actes de cet Etat ou encore qui mettent toutes les personnes juives dans le même sac, propagent des stéréotypes à leur sujet ou les diabolisent.

L’art. 261bis CP est certes un instrument important de la lutte contre les propos antisémites – la négation de l’Holocauste demeure ainsi punissable en Suisse même après l’arrêt Perinçek –, mais il n’en reste pas moins qu’il manque dans notre pays une disposition pénale qui permette de poursuivre spécifiquement les actes commis pour des motifs racistes et de les sanctionner plus durement. Tant qu’une disposition de ce genre fera défaut, la Suisse ne pourra pas donner pleinement suite à la requête de l’OSCE de mieux lutter contre les crimes de haine.

Toutefois, la lutte contre la discrimination raciale et l’inscription dans le droit pénal des actes et des propos antisémites ne constituent qu’une partie des mesures pouvant être adoptées pour combattre l’antisémitisme. En effet, il faut aussi considérer comme antisémites les convictions, les préjugés et les stéréotypes hostiles qui se manifestent – de façon évidente ou diffuse – dans la culture, la société et les actes individuels et qui ont pour but de créer une distance entre la communauté juive et celle de l’auteur de ces actes ou de rabaisser et de défavoriser des personnes ou des institutions juives. Si elle entend combattre efficacement ces pratiques, la Suisse devra poursuivre ses efforts de sensibilisation de la population et d’encouragement du dialogue interreligieux.

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