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Rapport entre liberté d’expression et protection contre les propos racistes

Nouveaux arrêts concernant la classification juridique des propos (présumés) racistes

Abstract

Auteure : Andrea Egbuna-Joss

Publié le 13.06.2013

Pertinence pratique :

  • Selon le Tribunal fédéral, l’accusation de «racisme verbal» représente une atteinte à l’honneur si les déclarations en question ne sont pas explicitement racistes.
  • Selon les cas, la classification juridique de ces propos peut s’avérer difficile. C’est la raison pour laquelle l’appréciation doit en principe être confiée à un tribunal indépendant.
  • La suspension d’une procédure pénale par le Ministère public peut représenter une violation du droit à un recours effectif.

ATF 138 III 641: une accusation de «racisme verbal» peut constituer une atteinte à l’honneur

Les Jeunes UDC du canton de Thurgovie ont organisé fin 2009, avant la votation pour l’interdiction des minarets, une manifestation à laquelle ont participé une vingtaine de personnes. À cette occasion, le président des Jeunes UDC de Thurgovie a souligné le fait qu’«il était temps d’arrêter la propagation de l’Islam». Il a ajouté que la culture suisse dominante, fondée sur la chrétienté, ne devait pas se laisser évincer par d’autres cultures. Un signal symbolique comme l’interdiction des minarets serait, par conséquent, l’expression du maintien d’une identité propre.

À l’occasion de la manifestation des Jeunes UDC, une inscription a été faite dans la «Chronologie des incidents à caractère raciste» de la Fondation contre le racisme et l’antisémitisme, inscription qui figurait sur le site web sous l’étiquette «racisme verbal». Sur la base de cet article, le président des Jeunes UDC Thurgovie a déposé plainte contre la Fondation pour atteinte à l’honneur et a obtenu gain de cause auprès du Tribunal de dernière instance du canton de Thurgovie. A la suite de cela, le Tribunal fédéral (TF) a confirmé le jugement de l’instance inférieure.

Le TF a tout d’abord constaté que, dans le cadre de la classification des déclarations qualifiées de «racisme verbal», il s’agissait d’un jugement de valeur mixte. Selon le jugement du TF, comme la publication d’un jugement de valeur tombe sous le coup de la liberté d’expression, une atteinte à l’honneur ne peut être admise que si le jugement de valeur est basé sur des faits non avérés ou s’il porte atteinte à l’honneur ou à la dignité humaine de la personne concernée.

Le TF a donc examiné dans un deuxième temps si les propos du président des Jeunes UDC étaient bien racistes. Le TF a conclu que le simple fait d’exprimer une différence entre deux personnes ou deux groupes ne relevait pas de racisme, mais que le racisme commençait à partir du moment où l’expression de la différence était accompagnée d’une dévalorisation de la victime et qu’elle n’était qu’un moyen de représenter négativement la victime ou de mépriser sa dignité.

Pour un auditeur moyen, le discours public du président des Jeunes UDC ne fait ressortir ni une humiliation générale des adeptes de l’Islam ni un mépris fondamental à l’égard des musulmans. Le TF conclue donc que les faits allégués n’existent pas, que le jugement de valeur est par conséquent injustifiable et que les faits constitutifs de l’atteinte à l’honneur selon l’art. 28 CC sont remplis.

Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale: la suspension de la procédure d’instruction contre Sarrazin viole la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale

En 2009, Thilo Sarrazin, ancien membre de la direction de la Deutsche Bundesbank, a tenu, entre autres, les propos suivants sur la population arabe et turque de Berlin lors d’une interview publiée dans un magazine culturel:

«Un grand nombre d’Arabes et de Turcs dans cette ville, dont le nombre a augmenté du fait d’une mauvaise politique, n’ont aucune fonction productive, excepté dans le commerce de fruits et légumes, et il n’y aura sans doute aucune perspective d’évolution […]. Je ne suis pas obligé d’accepter qui que ce soit qui vit sur le dos de l’État, rejette cet État, ne s’occupe pas raisonnablement de l’éducation de ses enfants et qui produit sans cesse des petites filles avec un foulard sur la tête […]. Les Turcs conquièrent l’Allemagne de la même manière dont les Kosovars ont conquis le Kosovo: Par l’augmentation du taux de natalité. J’aurais aimé que ce soit des Juifs de l’Europe de l’Est avec un quotient intellectuel 15% plus haut que celui de la population allemande».

Les autorités de poursuite pénale allemandes ont défini ces propos comme manifestation de la liberté d’expression et ont classé la procédure nationale pour incitation à la haine raciale et injure. Une association représentant les intérêts de la population turque de Berlin TBB a adressé, par la suite, un communiqué au Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale.

Le Comité a dû juger si l’Allemagne, en classant la procédure, avait violé son obligation selon l’art. 2 al. 1 let. d ICERD d’interdire par tous les moyens appropriés, y compris, si les circonstances l'exigent, des mesures législatives, la discrimination raciale pratiquée par des personnes, des groupes ou des organisations et d‘y mettre fin. Il a conclu que les déclarations de Sarrazin contenaient l’idée de la supériorité d’une race et que, par conséquent, elles tombaient sous le coup de l’art. 4 let. a ICERD. L’article oblige les États signataires, entre autres, à déclarer comme délits punissables par la loi toute diffusion d’idées fondées sur la supériorité d’une race ou sur la haine raciale. Toute personne dont les droits de la Convention sont violés a droit à une voie de recours nationale effective (art. 6 ICERD).

Pour le Comité, Sarrazin a attribué à la population turque des caractéristiques négatives généralisées et a incité à la haine raciale en appelant à interdire l’accès aux prestations sociales aux personnes d’origine turque ainsi qu’à leur interdire – à l’exception des personnes hautement qualifiées – l’immigration en général. Une telle propagation d’idées racistes ne doit pas être protégée par le droit à la liberté d’expression. Le Comité a donc considéré que le classement de la procédure d’instruction représentait une violation des articles 2 al. 1 let. d, 4 let. a et 6 ICERD.

Cour Suprême de Berne: l’annonce «Schlitzer» de l’UDC doit faire l’objet d’une décision judiciaire

«Des Kosovars poignardent un Suisse»; c’est le titre que portait une annonce de l’UDC Suisse pour le lancement de son initiative contre l’immigration massive en août 2011. A la suite de cela, deux citoyens Kosovars ont porté plainte pour violation de la norme pénale antiraciste (art. 261bis CP). Pourtant, le Ministère public compétent a classé l’instruction en décembre 2012 en justifiant qu’aucune humiliation générale de personnes d’origine kosovare ne pouvait être constatée dans le texte de l’annonce, étant donné qu’il se référait à un incident concret.

Le recours déposé contre la décision de classement a été admis par la Cour suprême de Berne. L’argumentation des recourants est tout aussi recevable que celle du Ministère public. Pour cette raison, le cas devrait impérativement être jugé par un tribunal indépendant.

Commentaire

La liberté d’expression fait partie des droits fondamentaux et humains centraux. Elle est protégée aussi bien par la Constitution fédérale (art. 16 al. 2 Cst.) que par les accords internationaux (art. 10 CEDH, art. 19 Pacte II de l’ONU relatif aux droits civils et politiques). De par son importance capitale pour l’individu, pour l’État démocratique et pour une société ouverte, il faut, de manière générale, étendre le plus possible son champ d’application. Les restrictions à la liberté d’expression ne sont admises qu’aux conditions prévues et doivent, notamment, toujours respecter le principe de la proportionnalité.

L’exercice de la liberté d’expression est, cependant, également lié à des obligations et à une responsabilité particulières, et trouve ses limites, en particulier, dans l’observation des droits ou de la réputation d’autrui (cf. art. 19 al. 3 Pacte II de l’ONU). Afin d’empêcher les abus en matière de liberté d’expression, il existe des barrières légales, notamment privées et pénales. Dans le domaine de la lutte contre le racisme, celles-ci sont toujours concrétisées par les dispositions de la Convention de l’ONU sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Ainsi, les États membres se sont engagés, entre autres, à interdire et à punir la propagation des idéologies racistes.

Une idéologie raciste repose «typiquement sur le fait d’attribuer des particularités aux différentes “cultures”, “nations”, “ethnies” ou appartenance religieuse. Ce qui caractérise le racisme, c’est la construction en groupes, à l’intérieur desquels “Nous” et les “Autres” sont cloisonnés. Il s’agit de constructions parce que les groupes qui sont créés sont supposés être homogènes et parce qu’on attribue des caractéristiques en bloc aux individus qui appartiennent à ces groupes» (Prise de position en allemand de l’Institut allemand pour les droits humains, page 15). De telles classifications de personnes sont considérées comme racistes, du moins, lorsqu’elles entraînent l’humiliation de certains groupes.

Les trois arrêts montrent clairement la difficulté de classer juridiquement, d’un cas à l’autre, des propos présumés racistes. Il paraît d’autant plus important que l’appréciation soit confiée à un tribunal indépendant lorsque un doute existe. Il faut donc saluer la décision de la Cour suprême de Berne allant dans ce sens. C’est justement parce que les limites sont si confuses, entre propos à caractère raciste et le simple fait d’exprimer des différences entre des groupes (comme l’affirme le TF), qu’un problème surgit quand une personne commet une atteinte à l’honneur, en accusant une autre d’avoir tenu des propos racistes qui sont en fait, selon le TF, tout juste encore dans la zone autorisée. Ceci est d’autant plus valable que la Convention contre le racisme oblige la Suisse à soutenir des organisations dites «intégrationnistes multiraciales» (comme c’est le cas pour celle condamnée par l’arrêt, à savoir la Fondation contre le racisme et l’antisémitisme), et à entreprendre des démarches contre les préjugés qui peuvent conduire au racisme (art. 2 al. 1 let. d et art. 7 ICERD).

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