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Renvoi des criminels étrangers : quelle considération pour la famille et l’intérêt supérieur de l’enfant?

Aperçu de la situation juridique et politique

Abstract

Auteures : Nicole Wichmann, Nicole Hitz Quenon, Fanny Matthey

Publié le 12.03.2014

Pertinence pratique :

  • Le renvoi des criminels étrangers est à considérer non seulement d’un point de vue politique, mais aussi à la lumière des obligations juridiques.
  • Pour déterminer si l’intérêt de renvoyer une personne étrangère ayant été condamnée pour un délit est plus important que l’intérêt de celle-ci à poursuivre son séjour en Suisse, différents élément doivent être pris en compte, tels que la situation familiale (y compris l’intérêt et le bien-être des éventuels enfants) et les liens sociaux.
  • Un automatisme dans le renvoi de ces personnes, tel qu’il est prévu par l’initiative de l’UDC, violerait le principe de la proportionnalité ainsi que de nombreuses obligations internationales de la Suisse.

Contexte et problématique

Le 11 décembre 2013, les Domaines «Migration» et «Politique de l’enfance et de la jeunesse» du CSDH ont organisé, à l’Université de Neuchâtel, un débat portant sur le «renvoi des criminels étrangers» et sur la considération pour la famille et l'intérêt supérieur de l'enfant dans le cadre de ces décisions. Suite à une présentation sur la situation juridique et politique, effectuée par Nicole Wichmann, le débat a réuni deux Conseillers d’Etat, neuchâtelois et vaudois, Messieurs Jean-Nathanaël Karakash et Philippe Leuba. Ces derniers ont notamment expliqué comment les renvois étaient mis en œuvre dans leur canton respectif. Une soixantaine de personnes a assisté à cette discussion.

Le renvoi des criminel-le-s étrangers/étrangères, outre le fait d’être un sujet d’actualité politique, est une question qui occupe les instances administratives et judiciaires. Il s’agit en effet à chaque fois, pour le/la fonctionnaire ou le/la magistrat/e en charge d’un dossier, de mettre en balance les intérêts de l’Etat à maintenir l’ordre et la sécurité publics notamment et les intérêts de la personne condamnée au respect de sa vie privée et familiale, voire de l’intérêt supérieur de l’enfant, le cas échéant.

Protection de la vie familiale et de l’intérêt supérieur de l’enfant

La vie privée et familiale est protégée par les articles 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), 13 et 17 du Pacte ONU II relatif aux droits civils et politiques, ainsi que par l’article 13 de la Constitution fédérale. En pratique, la disposition la plus fréquemment invoquée est celle de l’art. 8 CEDH. En ce qui concerne plus particulièrement les enfants, qu’il s’agisse des enfants de la personne susceptible d’être renvoyée ou que cette personne elle-même soit encore mineure, la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant (CDE) contient des obligations internationales liant la Suisse. Il s’agit dans ce contexte notamment des articles 3, 6, 9, 10 et 12 CDE.

L’expulsion entre en conflit avec les droits des autres membres de la famille, et notamment des enfants, lorsqu’on ne peut pas exiger d’eux qu’ils suivent le parent criminel dans son pays d’origine. C’est à cet égard qu’il est indispensable de tenir compte de l’article 3 al. 1 CDE. Cette disposition fondamentale de la Convention consacre l’intérêt supérieur de l’enfant qui doit être une considération primordiale dans toutes les décisions le concernant. Pour qu’une décision de renvoi soit compatible avec les exigences de l’art. 3 al. 1 CDE, le magistrat est tenu de mettre en balance les différents intérêts présents et de respecter le droit de l’enfant à voir son intérêt supérieur être pris en compte. Afin de pouvoir déterminer au mieux cet intérêt, et selon l’art. 12 CDE, l’enfant doit être entendu. Car c’est en donnant à l’enfant l’opportunité de s’exprimer durant la procédure préalable à l’expulsion que l’on pourra déterminer de manière valable où se situe son intérêt supérieur par rapport au renvoi de son parent étranger. La situation est en outre aussi à considérer sous l’angle de l’article 6 CDE, qui prévoit une obligation pour l’Etat de tout mettre en œuvre pour favoriser le développement harmonieux et global de l’enfant (physique, psychique, économique, social, culturel et spirituel). Il est indéniable que le maintien des liens familiaux joue un rôle-clé pour l’enfant.

Renvoi: cadre légal

Plusieurs dispositions du droit interne, en particulier les articles 62 (révocation des autorisations), 63 (révocation de l'autorisation d'établissement), 64 (décision de renvoi), ainsi que 68 (expulsion) de la Loi fédérale sur les étrangers (LEtr) et l’article 5 de l’annexe I de l’Accord sur la libre circulation des personnes (ALCP), traitent de la révocation des autorisations de séjour et d’établissement et, par conséquent, de l’expulsion de la personne touchée par une telle décision.

Les conditions de révocation des autorisations sont plus ou moins strictes, selon le statut légal. Si les autorisations de séjour peuvent être révoquées, notamment lorsque «l'étranger a été condamné à une peine privative de liberté de longue durée ou a fait l'objet d'une mesure pénale» ou lorsqu’il ou elle «attente de manière grave ou répétée à la sécurité et l'ordre publics en Suisse ou à l'étranger »; pour les personnes titulaires d’une autorisation d’établissement, le retrait de l’autorisation ne peut cependant se faire que si «l'étranger attente de manière très grave à la sécurité et l'ordre publics en Suisse ou à l'étranger». Le recours à la notion d’ordre public contenue à l’article 5, de l’annexe I de l’ALCP, suppose l’existence d’une menace réelle et d’une certaine gravité affectant un intérêt fondamental de la société.

En pratique: effectuer une pesée des intérêts

Chaque décision de révocation d’une autorisation de séjour ou d’établissement nécessite une pesée des intérêts dans le cas d’espèce, afin d’évaluer si l’intérêt de l’Etat à renvoyer un-e criminel-le étranger/étrangère prime sur le droit à la vie privée et familiale de la personne concernée – ou celui de ses enfants – à rester en Suisse. Le Tribunal fédéral a établi une longue liste de critères permettant cette évaluation et il est dès lors difficile d’affirmer que l’un ou l’autre l’emporte dans un cas particulier. En résumé, et selon Zünd et Hugi Yar, les autorités administratives et judiciaires prennent en compte trois facteurs pour évaluer l’intérêt de l’Etat à effectuer un renvoi. Il s’agit en premier lieu de la peine infligée. Dans le cas des personnes ayant un permis de séjour, la peine privative de liberté doit être supérieure à un an. Pour des ressortissant-e-s étrangers/étrangères marié-e-s à une personne de nationalité suisse, la peine privative de liberté doit atteindre deux ans ou plus. En deuxième lieu, ce sont la nature et la gravité de l’infraction qui entrent en ligne de compte. Concernant la gravité des infractions, les tribunaux se montrent particulièrement rigoureux en présence d’infractions à la loi fédérale sur les stupéfiants, d’actes de violence criminelle et d’infractions contre l’intégrité sexuelle. Enfin, dans le cas des citoyen-ne-s européen-ne-s et des «jeunes de la deuxième génération», c’est-à-dire des jeunes ressortissant-e-s étrangers/étrangères né-e-s en Suisse, les juges vérifient le comportement de l’individu depuis l’infraction et, y compris, le risque de récidive.

Pour évaluer l’intérêt de l’individu à rester en Suisse, c’est avant tout la durée du séjour qui est prise en compte. Généralement, les mesures d’éloignement sont soumises à des conditions d’autant plus strictes que la personne concernée a séjourné longtemps en Suisse.

En deuxième lieu, c’est la situation familiale de l’intéressé qui est examinée. Une certaine retenue à prononcer un renvoi est observée si l’époux-se et les enfants ont la nationalité suisse, si les liens entre le parent étranger et les enfants sont intenses et si le retour vers le pays d’origine est difficilement exigible pour les membres de la famille. En principe, la situation familiale ne joue cependant en faveur de la personne concernée que si l’infraction est intervenue après le mariage et/ou la conception des enfants. Concernant la situation familiale, un arrêt du TF du 27 mars 2009 (ATF 135 I 153), traitant du renvoi d’une mère d’origine étrangère, qui n’avait cependant pas commis d’infraction pénale, est intéressant. Le TF a affirmé qu’en principe, au regard de la CDE, il n’est pas possible pour un-e enfant mineur-e de nationalité suisse de rester seul en Suisse, ni de suivre le parent gardien dans sa patrie. Toutefois, si le parent étranger a commis une infraction pénale, il faut selon la jurisprudence (voir par ex. l’arrêt C-2493/2012 du Tribunal administratif fédéral) mettre en balance cette infraction avec le caractère raisonnablement exigible du retour, ou du départ, pour l’enfant. Seule une atteinte d'une certaine gravité à l’ordre et à la sécurité publics peut primer sur l’intérêt de l’enfant suisse à pouvoir grandir en Suisse avec le parent détenteur de l’autorité parentale.

Enfin, dans un troisième temps, les juges analyseront l’intensité des liens avec le pays d’accueil et avec le pays d’origine. Plus les attaches avec la Suisse sont intenses et l’intégration de la personne est bonne (par ex. formation acquise, place de travail, indépendance financière), plus les chances de pouvoir rester sont importantes. En revanche, plus les liens avec le pays d’origine sont forts, plus la probabilité est élevée que la personne doive quitter la Suisse.

De la pesée des intérêts au cas par cas vers des décisions de renvoi automatiques ?

Pour durcir la pratique actuelle des renvois, l’Union démocratique du centre (UDC) a déposé, en 2007, une «Initiative sur le renvoi» qui a été acceptée, le 28 novembre 2010, par 52.3 % de la population, alors qu’un contre-projet à l’initiative a été rejeté par 52.6 %. En mai 2012, le Conseil fédéral a mis en consultation deux variantes de mise en œuvre. La première tient le plus possible compte des droits humains garantis par la CEDH, le Pacte ONU II et la CDE. Elle tente aussi de minimiser le conflit potentiel avec l’ALCP. Dans cette première variante, le/la juge pénal-e procède à l’expulsion en cas d’infraction (au sens de la liste prévue à l’art. 121 al. 3-6 de la Constitution) ainsi qu’en cas de délits sexuels, d’actes de violence grave et d’infractions contre le patrimoine. L’expulsion est prononcée si une personne est condamnée à une peine privative de liberté de plus de six mois. Cependant, le renvoi ne sera pas possible s’il entraîne une violation grave des droits humains garantis par le droit international. La seconde variante, favorisée par les auteurs de l’initiative UDC, définit une longue liste d’infractions (de gravité différente) devant conduire au renvoi. Selon cette variante, le/la juge pénal-e prononce l’expulsion de manière automatique, c’est-à-dire indépendamment de la durée de la peine, de la gravité de l’acte et sans considération pour la situation personnelle de l'étranger/étrangère.

En juin 2013, le Conseil fédéral a présenté une version de compromis s’appuyant sur la première variante. Il souligne sa volonté de respecter les garanties des droits humains inscrites dans le droit international et les obligations découlant des accords signés avec les pays membres de l’UE et de l’AELE. Cependant, il précise qu’en cas d’infractions dépassant un certain seuil de gravité, le droit constitutionnel primerait désormais sur le droit international. Le 12 octobre 2012, le Tribunal fédéral avait toutefois rendu un arrêt de principe (ATF 139 I 16), dans lequel il estimait que l’expulsion automatique était non seulement contraire à la garantie du droit au respect de la vie privée et familiale de l’art. 8 CEDH (ainsi qu’aux autres garanties internationales mentionnées ici), mais aussi au principe de la proportionnalité (cf. art. 5 al. 2 Cst.). Dans cet arrêt, le TF réitère la nécessité de mettre en balance les différents éléments dans la procédure de décision pouvant aboutir à un renvoi.

Malgré cette clarification apportée par le Tribunal fédéral et la volonté de compromis manifestée par le Conseil fédéral, l’UDC maintient une certaine pression sur le processus législatif, entre autre par le biais d’une deuxième initiative, intitulée «Initiative sur la mise en œuvre». Ce texte prévoit que les personnes étrangères condamnées pour certaines infractions soient expulsées et frappées d’une interdiction d’entrée en Suisse de cinq à quinze ans (vingt ans en cas de récidive), indépendamment de la sévérité de la sanction pénale prononcée. Elle vise à créer des dispositions constitutionnelles directement applicables poursuivant l’objectif de durcir la pratique actuelle. Le lancement de la deuxième initiative a déjà eu des effets sur les travaux législatifs en cours, puisqu’en octobre 2013, la Commission des institutions politiques du Conseil national (CIP-N), a plaidé pour une mise en œuvre stricte de l’initiative sur le renvoi. Choix qu’elle a encore confirmé récemment (14 février 2014). Le Conseil national, en tant que Conseil prioritaire, devrait en principe se prononcer sur cette question le 20 mars 2014.

Conclusion

Malgré une certaine tendance politique favorisant l’automatisme, il convient de relever, pour conclure, que lors du débat du 11 décembre 2013 organisé à l’Université de Neuchâtel, la pesée des intérêts et donc l’importance de la proportionnalité d’une décision a été soulignée à plusieurs reprises par les intervenants. Ceci dit, la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant dans la procédure de renvoi d’un parent criminel n’a été abordée qu’en marge du débat du 11 décembre passé. Dans les cantons de Vaud et de Neuchâtel, il ne semble, par exemple, pas exister de pratique usuelle d’entendre les enfants dans le cadre de ce type de procédure. Et pourtant, au niveau des obligations internationales, les principes fondamentaux de la CDE sont des éléments cruciaux à considérer lors d’un renvoi d’une personne étrangère ayant été condamnée pour un délit et résidant en Suisse avec sa famille. Selon la pratique actuelle, le renvoi ne devrait primer que lorsqu’il existe une atteinte d'une certaine gravité à l’ordre et à la sécurité publics. L’automatisme du renvoi, tel que prôné par l’UDC et soutenu désormais par la CIP-N, ne permet pas de prendre en compte des situations personnelles et risque de violer le principe de la proportionnalité ainsi que de nombreuses obligations internationales, dont notamment l’intérêt supérieur de l’enfant.

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