Articles
Détention en vue du renvoi et de l’expulsion selon la Directive retour de l’UE
Affaire C-61/11 PPU El-Dridi contre Italie, arrêt du 28 avril 2011 de la Cour de justice de l'Union européenne
Abstract
Autorin: Nicole Wichmann
Pertinence pratique
- Pour l’exécution d’un renvoi, une procédure échelonnée respectant les prescriptions de la Directive retour doit être prévue.
- Le non-respect du délai de départ ne peut pas justifier de peine privative de liberté, puisque celle-ci retarderait le renvoi. Il convient en lieu et place d'ordonner l'application des mesures de contraintes prévues par le droit des étrangers.
- Étant donné que la rétention représente la mesure coercitive de privation de liberté la plus radicale, celle-ci ne doit être ordonnée que lorsque le comportement de la personne concernée menace de compromettre l’exécution du renvoi. La mise en détention dans un établissement spécialisé ne peut être autorisée que si le principe de proportionnalité est respecté.
- Les cantons doivent faire en sorte qu’un régime particulier de détention soit appliqué aux personnes faisant l’objet d’un renvoi.
Situation initiale
Monsieur El Dridi est entré illégalement en Italie. En 2004, son renvoi a été prononcé par décret. Six ans plus tard, en mai 2010, le Chef de la police (Questore) de la Ville d’Udine a ordonné l’exécution du décret de renvoi. Il a octroyé à Monsieur El Dridi un délai de cinq jours pour quitter le pays, ce que Monsieur El Dridi n’a pas fait. En raison du non-respect de ce délai, le Tribunal de Trento, en application de l’art. 14 al. 5ter du Décret législatif (decreto legislativo) 286/1998, l’a condamné à une peine d’emprisonnement d’une année.
Monsieur El Dridi a recouru contre cette décision auprès de la Cour d’appel (Corte d’appello) de Trento. Étant donné que ce Tribunal est parti du principe que la disposition nationale litigieuse devait être appliquée à la lumière de la Directive 2008/115 (aussi appelée « Directive retour »), il a demandé à la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) de se déterminer à titre préjudiciel quant à l’interprétation à donner à certains articles de la Directive. La CJUE, qui est compétente pour l’interprétation du droit de l’Union européenne, devait juger dans quelle mesure les articles 15 et 16 de la Directive retour s’opposent à une réglementation nationale prévoyant qu’une peine privative de liberté doit être prononcée contre une personne d’un Etat tiers, séjournant de manière irrégulière, pour le seul motif qu’elle ne donne pas suite à l’injonction de quitter le territoire national et qu’elle continue à y demeurer.
Applicabilité directe de la Directive retour
La Directive retour oblige les Etats membres de l’UE à renvoyer les personnes séjournant irrégulièrement en respectant pleinement les droits fondamentaux et la dignité humaine. Le délai pour transposer la Directive dans le droit national a été fixé au 24 décembre 2010. Les Etats membres ont cependant du retard quant à la transposition de la Directive retour : Seulement la moitié des Etats membres ont adopté des dispositions d’exécution de la Directive retour. Ce défaut de dispositions d’exécution montre déjà combien cet acte est controversé. Après l’écoulement du délai de transposition, chaque personne peut faire valoir à l’encontre de l’Etat membre concerné, qui n’a pas encore adopté de dispositions d’exécution, les dispositions de l’acte juridique européen dans la mesure où leur contenu est inconditionnel et suffisamment précis. Avant que la décision concernant Monsieur El Dridi ne soit rendue, la question de l’applicabilité directe de la Directive retour avait fait l’objet de discussions controversées en Italie. Le considérant 47, déclarant les articles 15 et 16 de la Directive comme directement applicables, a mis fin aux spéculations des Tribunaux italiens concernant la question de l’application directe.
Dans l’affaire El Dridi, la CJUE a dû se prononcer principalement sur deux questions : premièrement, savoir si la sanction pénale du séjour irrégulier met en péril la réalisation des objectifs d’une politique de renvoi et de réadmission prenant en compte les droits fondamentaux, et, deuxièmement, savoir si la procédure italienne concernant l’exécution d’un décret de renvoi non respecté est conforme aux prescriptions de la Directive retour.
Champ d’application de la Directive et standards minimaux lors du renvoi
En ce qui concerne la première question, le CJUE déclare au consid. 49. que les personnes dont le séjour prend fin en raison de la commission d’une infraction pénale ne tombent pas dans le champ d’application de la Directive retour. En l’espèce, comme il ne s’agit pas du renvoi d’une personne ayant commis une infraction, mais plutôt d’une sanction pénale prononcée à la suite de l’insoumission à un décret administratif de renvoi, les dispositions de la Directive sont applicables (consid. 25 dans la prise de position du Procureur général Mazak). La CJUE critique le procédé italien qui sanctionne pénalement le séjour irrégulier, afin d’exclure les personnes concernées du champ d’application de la Directive (voir Fornale et al., 2011, p. 108). Elle précise à ce sujet au consid. 55 qu’un Etat membre qui adopte une disposition pénale dans le but de soustraire les personnes concernées au champ d’application de la Directive viole le droit de l’Union européenne. C’est la raison pour laquelle la CJUE conclut qu’une disposition nationale qui sanctionne le séjour irrégulier résultant du non-respect du délai pour quitter le territoire avec une mise en détention n’est pas compatible avec les objectifs de la Directive retour. Les Etats membres doivent, au contraire, prévoir une procédure échelonnée pour l’exécution de la décision d’expulsion qui respecte les objectifs de la Directive retour.
La CJUE entend par procédure échelonnée, pour l’exécution d’une décision d’expulsion, un régime graduel devant commencer par la mesure la plus faible et pouvant finir par la rétention d’une personne (voir consid. 41). Conformément à l’art. 7 de la Directive retour, il faut accorder à titre principal la priorité au départ volontaire (consid. 35). La décision de renvoi doit accorder au destinataire un délai de départ raisonnable qui tient compte de sa situation personnelle. Si des circonstances particulières le justifient, par exemple le risque de fuite ou lorsque le destinataire a commis une infraction, les autorités peuvent s’abstenir d’accorder un délai pour le départ volontaire (consid. 37). Si le destinataire de la décision ne respecte pas le délai pour le départ volontaire, alors l’Etat est habilité à prendre des mesures pour assurer l’exécution de la décision de renvoi. L’Etat peut infliger au destinataire, comme utlima ratio, une peine privative de liberté, mais s’oblige, lors de sa fixation, de toujours tenir compte du principe de proportionnalité et de sauvegarder les droits fondamentaux de la personne concernée. (consid. 38).
Etant donné que c’est la mesure la moins coercitive qui doit être appliquée, une mise en détention ne peut être ordonnée que si la personne concernée compromet son éloignement par son comportement (consid. 39). Lors du prononcé de la peine d’emprisonnement, il faut tenir compte du fait que la peine doit être aussi courte que possible et qu’elle doit être examinée à des intervalles appropriés. En outre, il faut y mettre un terme lorsqu’il n’y a aucune perspective d’exécution du renvoi. Les principes énoncés dans l’Arrêt El Dridi ne concernent que les mesures coercitives ordonnées pour la préparation de l’expulsion, mais non pas la proportionnalité des moyens coercitifs lors de l’exécution de l’expulsion (par ex. : ligotage de la personne à renvoyer, utilisation de tasers, etc.).
Finalement, il faut relever que la procédure italienne d’exécution d’une décision de renvoi ne remplit pas les prescriptions de la Directive retour. L’affaire El Dridi a donc été renvoyée à l’instance nationale, afin qu’elle la juge de nouveau en application de l’Arrêt El Dridi. En outre, le Parlement italien devra, lors de la transposition de la Directive, s’en tenir aux prescriptions de la Directive retour, à défaut de quoi il s’expose à une procédure d’infraction. Au vu de ce développement important pour la pratique européenne de renvoi, se pose la question de savoir quelles seront les conséquences de cet Arrêt sur la pratique de renvoi en Suisse.
Conséquences de l’Arrêt El Dridi pour la Suisse
Etant donné que la Directive retour remplace les articles 23 et 24 de la Convention d’application de l’Accord de Schengen, elle doit être transposée dans les législations nationales des pays partenaires associés à Schengen (Islande, Norvège et Suisse). Le Parlement suisse a entièrement repris la Directive retour dans le droit fédéral par l’Arrêté fédéral du 18 juin 2010 (RO 2010 5925). A ce jour, deux modifications de la LEtr, qui ont eu lieu suite à l’incorporation de la Directive retour,ont donné lieu à des discussions en Suisse, à savoir la diminution de la durée totale de la détention administrative passant de 24 à 18 mois et l’obligation de créer un système efficace de surveillance des renvois. La décision préjudicielle de la CJUE ne lie certes pas directement les Tribunaux suisses, mais il faut partir du principe, qu’à l’avenir, ils devront respecter la jurisprudence El Dridi afin de ne pas mettre en péril l’homogénéité de l’interprétation et l’application des normes communes sur le territoire Schengen.
En supposant que l’affaire El Dridi aura des conséquences sur la jurisprudence du Tribunal fédéral, se pose la question de savoir dans quelle mesure la pratique de renvoi suisse appliquée jusqu’à aujourd’hui est compatible avec les prescriptions de la Directive retour. A première vue, cette pratique est compatible avec la Directive retour, car elle ne sanctionne pas pénalement le non-respect du délai de départ. En outre, la section « mesures de contrainte » de la Loi fédérale sur les étrangers (art. 73 - 82 LEtr) règle le niveau des mesures à prendre pour l’exécution du renvoi. Les dispositions d’exécution du renvoi prévoient tout d’abord des « mesures douces » (obligation de communiquer, rétention de courte durée, assignation d’un lieu de résidence et interdiction de pénétrer dans une région déterminée), qui, seulement dans une étape postérieure et dans le respect du principe de proportionnalité, peuvent aboutir à une rétention administrative (détention en phase préparatoire, détention en vue du renvoi et de l’expulsion, détention pour insoumission ; cf. Spescha et al., 2010, p. 252 ss).
La rétention de la personne concernée ne peut être conforme à l’article 5 CEDH que si elle est justifiée et si l’atteinte aux droits fondamentaux et apte et nécessaire, afin d’atteindre le but désiré, à savoir l’exécution du renvoi. Les raisons de rétention les plus importantes pour ordonner une détention en vue du renvoi et de l’expulsion sont la violation grave de l’obligation de collaborer et l’existence d’un risque de fuite. Selon le Tribunal fédéral, il y a risque de fuite lorsque le comportement de la personne concernée laisse apparaître des signes concrets que celle-ci se soustraira au renvoi. Le fait de ne pas posséder de papiers, le séjour irrégulier en tant que tel, la collaboration insuffisante pour l’obtention des papiers et le refus réitéré de partir volontairement ne suffisent pas, selon la jurisprudence du Tribunal fédéral et de la Cour européenne des Droits de l’Homme, à ordonner une détention en vue du renvoi et de l’expulsion. (voir Arrêt CEDH, Jusic contre Suisse du 2 décembre 2010, commenté dans CSDH-Newsletter n°1 et Zünd, 2007, p. 98).
La CJUE ne se prononce pas seulement sur le déroulement de la procédure de renvoi ainsi que sur les principes devant être respectés, mais elle examine également de manière explicite le respect de certains standards minimaux dans les établissements pénitentiaires. À ce sujet, l’article 16 de la Directive retour, cité au consid. 41, doit être respecté. Il prévoit que la rétention de détenus administratifs doit avoir lieu de manière générale dans des établissements pénitentiaires spécialisés. S’il n’y a pas de places spécifiques pour les détenus administratifs, alors les personnes faisant l’objet d’une détention en vue du renvoi et de l’expulsion doivent être détenues séparément des prisonniers de droit commun. Étant donné que l’application du droit des étrangers relève d’une compétence cantonale, ce sont les cantons qui sont responsables du placement des détenus en vue du renvoi et de l’expulsion. Le Rapport de la Commission nationale de prévention de la torture, au Conseil d’Etat du canton du Valais, sur sa visite à la prison préventive et au poste de police de Brigue du 28 mai 2010 relève que la séparation entre les différents régimes de détention n’est pas réglée de manière claire : Les personnes détenues sur la base de la LEtr sont placées au même endroit que les prisonniers de droit commun faisant l’objet d’une procédure pénale. Devant partir de l’idée que le canton du Valais n’est pas un cas isolé, il faut tirer la conclusion qu’en Suisse il faut agir en priorité au niveau de la mise à disposition d’un régime de détention séparé pour les détenus en vue du renvoi et de l’expulsion.
Bibliographie sommaire
- Fornale Elisa/Kurt Stefanie Tamara/Sow Dieyla/Stünzi Robin, Les spécificités du renvoi des délinquants étrangers dans les droits nationaux allemand, autrichien et français, in Amarelle Cesla/Nguyen Minh Son (Hrsg.), Les renvois et leur exécution - Perspectives internationale, européenne et suisse, Bern, 2011.
- Spescha Marc/Kerland Antonia/Bolzli Peter, Handbuch zum Migrationsrecht, Zürich, 2010.
- Zünd Andreas, Von den alten zu den neuen Zwangsmassnahmen, in Achermann Alberto/Caroni Martina/Epiney Astrid/Kälin Walter/Nguyen Minh Son/Uebersax Peter (Hrsg.), Jahrbuch für Migrationsrecht 2006/2007, Bern, 2007.