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Des crucifix dans les salles de classe italiennes ne violent pas la CEDH
Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 18 mars 2011.
Abstract
Auteure : Andrea Egbuna-Joss
Pertinence pratique :
Malgré l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, la jurisprudence du Tribunal fédéral selon laquelle le fait de suspendre un crucifix dans les salles de classe de l’école obligatoire viole le principe de la neutralité religieuse de l’école continue à s’appliquer.
La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) de Strasbourg a révisé un jugement rendu par une Chambre en 2009 et a estimé qu’accrocher des crucifix dans les salles de classe italiennes ne constitue pas une violation de l’article 2 du premier Protocole additionnel combiné avec l’article 9 de la CEDH. La décision de suspendre des crucifix dans les salles de classe relève au contraire de la marge d’appréciation que l’art. 2 du premier Protocole additionnel laisse aux Etats parties.
Faits et procédure
Madame Lautsi, dont les fils ont fréquenté une école publique en Italie lors de l’année scolaire 2001-2002, s’est élevée en son propre nom ainsi qu’au nom de ses fils contre la présence de crucifix dans les salles de classe. Devant les juridictions italiennes, elle a invoqué une violation du principe de la séparation entre l’Église et l’État ainsi que de ses droits fondamentaux (protégés par la Constitution italienne) garantissant le principe de l’égalité, la liberté religieuse et l’impartialité des autorités de l’administration publique.
Après avoir épuisé sans succès les voies de recours internes, elle a déposé en 2006 une requête individuelle devant la Cour européenne des droits de l’homme. Elle invoquait une violation du droit à l’éducation au sens de l’art. 2 du premier Protocole additionnel à la Convention ainsi que de la liberté religieuse garantie par l’art. 9 CEDH.
La Chambre de la deuxième section de la Cour EDH a admis le recours le 3 novembre 2009 et a jugé qu’il existait une ingérence injustifiée dans le droit de Madame Lautsi à l’éducation et à l’enseignement de ses fils en conformité avec ses propres convictions religieuses et philosophiques (article 2 du premier Protocole additionnel en relation avec l’art 9 de la CEDH).
Le gouvernement italien a alors demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 CEDH.
L’arrêt de la Grande Chambre du 18 mars 2011
La Grande Chambre est arrivée à un autre résultat et n’a pas constaté de violation de la disposition en cause.
Le crucifix est aux yeux de la Cour un symbole religieux et la question de savoir s’il est admissible d’accrocher un crucifix dans les salles de classe entre certes dans le champ d’application de l’article 2 du premier Protocole additionnel combiné à l’article 9 CEDH. Aucune preuve n’a cependant été fournie à la Cour que le seul fait de suspendre un symbole religieux influencerait effectivement les jeunes élèves. La perception subjective de la recourante ne suffit à cet égard pas pour établir une violation de l’article 2.
Les Etats parties diposent, dans l’exercice de leurs fonctions en matière d’éducation et d’enseignement, ainsi que dans la compatibilité de ceux-ci avec les valeurs des parents, d’une marge d’appréciation.
La prescription selon laquelle un crucifix doit être accroché dans chaque salle de classe italienne ne saurait être interprétée comme excédant cette marge d’appréciation. Le crucifix est essentiellement un symbole «passif» et ne peut donc pas être comparé avec d’autres symboles religieux tels que le foulard islamique d’une enseignante d’école primaire.
En outre, il conviendrait de prendre en considération le fait que suspendre des crucifix n’est en aucun cas lié à un enseignement obligatoire sur le christianisme, ainsi que le fait qu’en Italie le milieu scolaire s’ouvre de manière égale aux autres religions et qu’il est par exemple permis aux étudiantes de porter le foulard islamique à l’école. Il n’y a donc aucun indice que les autorités se comporteraient, en raison du crucifix, de manière intolérante à l’égard des élèves des autres confessions ou qu’elles useraient, de ce fait¸ d’un ton missionnaire durant l’enseignement.
La Grande Chambre a ainsi décidé, par 15 voix contre 2, qu’il n’y avait pas de violation de l’article 2 du premier Protocole additionnel combiné à l’article 9 CEDH.
Analyse
Les arrêts de la CEDH ne lient en principe que l’Etat partie en cause, de sorte que cette décision n’a pas d’effet direct pour la Suisse. Néanmoins, le verdict est d’une grande importance dans la mesure où la Cour aboutit à une conclusion différente de celle du Tribunal fédéral dans sa décision relative au crucifix de 1990 (ATF 116 Ia 252).
Tout en constatant lui aussi, à cette époque, que la liberté de conscience et de croyance ne peut être garantie que par une attitude tolérante, le Tribunal fédéral aboutissait cependant, par la suite, à un résultat différent de celui de la Cour EDH: il avait estimé que l’Etat n’était pas autorisé à manifester clairement son propre attachement à une confession déterminée, du moment que cela pouvait avoir un effet non négligeable sur le développement spirituel des élèves et sur leurs convictions religieuses. Ainsi, selon le Tribunal fédéral, une telle manifestation n’était pas conforme aux exigences de la neutralité confessionnelle de l’école publique au sens de l’art. 27 al. 3 de l’ancienne Constitution de 1874 (aCst).
Considérer sans autre que cette jurisprudence fédérale serait aujourd’hui mise en cause du fait de la décision de la Cour EDH serait une conclusion hâtive. En premier lieu, la Cour a expressément déclaré que « le choix de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques relève en principe de la marge d’appréciation de l’Etat » et que la décision qu’un Etat prend à cet égard doit être respectée (arrêt, par. 70). Il est donc expressément loisible aux Etats, comme à la Suisse, de maintenir une éventuelle interdiction des crucifix. Deuxièmement, la Suisse n’a pas ratifié l’article 2 du premier Protocole additionnel à la CEDH, avec son obligation de respecter, dans l' système scolaire, le droit des parents à l’éducation religieuse de leurs enfants. En outre, le principe de la neutralité confessionnelle de l’Etat (art. 27 al. 3 aCst; aujourd’hui art. 62 en lien avec l’art. 15 Cst) – sur lequel le Tribunal fédéral appuyait sa décision relative aux crucifix – va, à notre avis, au-delà du droit des parents à l’éducation religieuse. En d’autres termes, le droit constitutionnel suisse protège probablement plus fortement les parents et les enfants qui rejettent le crucifix en tant que symbole religieux que ne le fait la Convention européenne des droits de l’homme et la Cour européenne des droits de l’homme admet expressément une telle protection plus étendue du droit constitutionnel suisse.