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Extension de la norme pénale antiraciste (art. 261bis CP)
Le Parlement fédéral projette d’étendre la protection accordée par le droit pénal contre la discrimination, mais seulement fondée sur l’orientation sexuelle
Pertinence pratique :
- Selon le droit pénal suisse en vigueur, seule constitue une infraction pénale et doit être poursuivie d’office l’incitation publique à la haine et à la discrimination envers les personnes ou les groupes de personnes fondée sur l’appartenance raciale, ethnique ou religieuse.
- Il n’y a dans le code pénal aucun instrument permettant de lutter contre des actes discriminatoires à l’égard d’autres groupes, en raison par exemple de l’orientation sexuelle, de l’identité de genre, d’un handicap ou de l’âge.
- Les délits contre l'honneur des art. 173 ss CP ne s'appliquent que si la victime peut être personnellement et clairement identifiée.
- Durant la session de printemps 2015, les Chambres fédérales ont donné suite à une initiative parlementaire qui vise à étendre la protection de l’art. 261bis CP aux personnes homosexuelles.
- Cette évolution est réjouissante. On peut toutefois se demander si cette extension partielle à d'autres groupes discriminés est suffisante.
- Il reste à voir si, lors de la mise en œuvre de l’initiative, les Chambres sont prêtes à reprendre dans l’art. 261bis CP le critère de l’identité de genre, comme le recommandent à la Suisse des organes internationaux de protection des droits humains.
La situation juridique actuelle
L’art. 261bis CP interdit l’incitation publique à la haine ou à la discrimination envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse. Selon le Tribunal fédéral, l’élément constitutif protège «essentiellement la dignité de l'individu en tant que membre d’une race, d'une ethnie ou d'une religion» (ATF 123 IV 202, consid. 3).
Selon la doctrine et la jurisprudence, l’énumération des trois critères est exhaustive et l’hostilité contre d’autres groupes victimes de discrimination n’y est pas citée.
Les délits contre l’honneur des art. 173 ss CP n’offrent aucun moyen d’agir contre la diffamation publique de groupes entiers. Ces articles protègent l'honneur personnel d'un individu ou d'un groupe de personnes déterminées et concrètes. Lorsque des propos dégradants et discriminatoires sont adressés à tout un pan de population comme la communauté des personnes homosexuelles ou transgenres, le groupe des «handicapés psychiques» ou «les féministes», les dispositions pénales en question ne s’appliquent que si une ou plusieurs personnes sont concrètement visées et clairement identifiables. La qualité de victime n’est accordée qu'à ces dernières et elles seules sont habilitées à déposer la plainte nécessaire pour lutter contre tout délit contre l'honneur (décision du Tribunal fédéral 6B.361/2010, consid. 4).
Par conséquent, en Suisse, seule constitue une infraction pénale et doit être poursuivie d’office l’incitation publique à la haine et à la discrimination envers un groupe fondée sur l’appartenance raciale, ethnique ou religieuse.
Dans son message de 1992 concernant l'adhésion de la Suisse à la Convention internationale de 1965 sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale et la révision y relative du droit pénal, le Conseil fédéral avait déjà indiqué les raisons pour lesquelles les dispositions existantes visant les infractions contre l’honneur (art. 173 ss CP) ne sont pas suffisantes pour protéger les groupes discriminés contre des propos et des actes en général diffamants et humiliants. Reconnaissant que les groupes discriminés en raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou leurs convictions idéologiques ont besoin en soi d’une meilleure protection pénale, il a toutefois consciemment renoncé à prendre en compte ces critères, car «on s'écarterait trop du but de la présente révision du droit pénal». En effet, «il s'agit d'un acte législatif exigé par une convention internationale. Il fallait donc en premier lieu avoir le souci de traduire dans notre droit national, sous une forme appropriée, les obligations de droit international résultant de l'adhésion de notre pays à la Convention.» (FF 1992 III 306).
La protection pénale contre la discrimination du point de vue des droits humains
Les Conventions internationales relatives aux droits humains obligent l’Etat à respecter et à garantir les droits reconnus à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa compétence. Celui-ci doit prévoir des mesures concrètes visant à garantir à l’individu de jouir sans discrimination et de revendiquer les droits inscrits dans les conventions internationales sur les droits humains (cf. par ex. l’art. 2 du Pacte II, l’art. 2 de la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, ou l’art. 2 de la Convention relative aux droits de l’enfant). Dès lors, les Etats doivent protéger efficacement et de la même manière toutes les personnes qui subissent une atteinte à leur dignité et à leur intégrité en raison d’une discrimination, qu’elles fassent ou non partie d’un groupe qui en est victime.
La Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale de 1965 oblige explicitement les Etats à lutter contre l’encouragement à la haine et à la discrimination raciales. Selon l’art. 20 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 (Pacte II), «tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l'hostilité ou à la violence» est interdit. Il serait erroné d'en déduire que l’incitation à la haine ou à la discrimination contre une personne ou un groupe doit être interdite seulement en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse. La priorité de la lutte contre ce type de discrimination s’explique par l’atmosphère imprégnée du souvenir des atrocités de la Seconde guerre mondiale qui prévalait lors de l’élaboration de ces deux traités. Dès les années 90, les organes de protection des droits humains ont mis en évidence que toute forme de haine et d'intolérance doit être combattue (cf. par ex. le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, Recommandation N° R (97) 20 sur le discours de haine du 30 octobre 1997). Puis, la Cour européenne des droits de l’homme a rejeté toute référence à la liberté d’expression dans plusieurs affaires d'incitation à la haine et à la discrimination qui lui ont été soumises. Selon la jurisprudence, les restrictions à la liberté d’expression sont admissibles et nécessaires au sens de l’art. 10, al. 2, CEDH lorsque des déclarations portent atteinte à la tolérance et au respect de l’égale dignité de tous les êtres humains, qui constituent le fondement d’une société démocratique et pluraliste (cf. Erbakan contre Turquie, 2006, ch. 56 ou, concernant la distribution de tracts contenant des propos homophobes dans une école, Vejdeland et autres contre Suède, 2012).
S’étant engagés durant les 20 dernières années à faire respecter en particulier les droits des personnes lesbiennes, homosexuelles, bisexuelles et transgenres, les organes internationaux de protection des droits humains ont formulé à l’adresse des Etats les recommandations appropriées (cf. à ce sujet dans la newslettre du CSDH n° 4 du 1er février 2012, Les droits des LGBT sont des droits humains).
Dans sa Recommandation CM/Rec(2010)5 du 31 mars 2010, Mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a invité les Etats membres à «prendre les mesures appropriées afin de combattre toutes les formes d’expression, notamment dans les médias et sur internet, pouvant raisonnablement être comprises comme susceptibles d’inciter, de propager ou de promouvoir la haine ou d’autres formes de discrimination à l’égard des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres. Ces «discours de haine» devraient être prohibés et condamnés publiquement en toute occasion» (ch. 6).
Enfin, dans ses Observations finales de 2015 adressées explicitement à la Suisse, le Comité des droits de l’enfant a recommandé d’amplifier les efforts tendant à encourager une culture de la tolérance et du respect mutuel, d’adopter une législation complète contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, et d’inscrire ces motifs de discrimination dans l’article 261 bis du Code pénal (Recommandation n° 25). On retrouve la même recommandation dans le cinquième rapport de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance ECRI du 19 juin 2014, qui encourage la Suisse à «adopter une législation complète pour lutter contre la discrimination pour les motifs de l'orientation sexuelle et de l’identité du genre et d’inclure ces motifs à l’article 261bis du Code pénal» (Recommandation ch. 19 et 78).
La décision des Chambres fédérales
Le Conseil national et le Conseil des Etats ont alors décidé au cours de la session de printemps 2015 d'étendre la protection pénale de l’art. 261bis CP au moins à l’incitation à la haine et à la discrimination en raison de l’orientation sexuelle. Deux interventions, une initiative cantonale du canton de Genève ainsi que l’initiative parlementaire Reynard ont demandé dans les mêmes termes de compléter comme suit la norme pénale antiraciste:
Discrimination et incitation à la haine
Celui qui, publiquement, aura incité à la haine ou à la discrimination envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance raciale, ethnique, religieuse ou de leur orientation sexuelle;
celui qui, publiquement, aura propagé une idéologie visant à rabaisser ou à dénigrer de façon systématique les membres d'une communauté fondée sur l'appartenance à une race, à une ethnie ou à une religion ou sur l'orientation sexuelle;
celui qui, dans le même dessein, aura organisé ou encouragé des actions de propagande ou y aura pris part;
celui qui aura publiquement, par la parole, l'écriture, l'image, le geste, par des voies de fait ou de toute autre manière, abaissé ou discriminé d'une façon qui porte atteinte à la dignité humaine une personne ou un groupe de personnes en raison de leur race, de leur appartenance ethnique, de leur religion ou de leur orientation sexuelle ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide ou d'autres crimes contre l'humanité;
celui qui aura refusé à une personne ou à un groupe de personnes, en raison de leur appartenance raciale, ethnique, religieuse ou de leur orientation sexuelle, une prestation destinée à l'usage public;
sera puni d'une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d'une peine pécuniaire.
L’initiative cantonale genevoise demandait en outre de compléter par le motif de l’orientation sexuelle les motifs expressément mentionnés dans l'interdiction de discrimination de l'art. 8, al. 2, Constitution fédérale (Cst.). Après quelques hésitations, les deux Conseils ont finalement décidé de donner suite à l’initiative parlementaire Reynard.
La nécessité d’agir a été reconnue en particulier par le Conseil national. La Commission préparatoire a souligné qu’il était important «de lutter contre toutes les discriminations, y compris celles qui sont fondées sur l’orientation sexuelle». Pour elle, «l’homophobie est en progression ces derniers temps et […] il paraît indispensable de répondre à ce phénomène en prenant différentes mesures et en agissant à différents niveaux. S’il convient de sensibiliser la population, des moyens légaux et pénaux s’imposent également pour combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle». La Commission considère que l’amendement visant à compléter l’art. 261bis CP est tout indiqué pour introduire une telle infraction.
L’opposition, dont faisait tout d’abord aussi partie la Commission des affaires juridiques du Conseil des Etats, a invoqué les arguments suivants contre l’extension de l’art. 261bis CP à l’orientation sexuelle: la norme pénale antiraciste a été conçue afin de s’aligner sur le droit international. D’autres critères ont été volontairement laissés de côté lors de sa création. La protection contre les discriminations en général est assurée par d’autres instruments, notamment par l’interdiction de la discrimination de l’art. 8 Cst. et par la protection du droit civil contre les atteintes à la personnalité de l'art. 28 CC. La diffamation, la calomnie et l’injure sont déjà sanctionnées par le CP et la violence physique et les menaces exercées à l’encontre des personnes homosexuelles sont aujourd’hui déjà passibles de sanctions.
Elle a également relevé que la proposition ne prévoit pas d’inscrire dans le code pénal d’autres critères de discrimination comme l’âge ou le handicap. L’inscription dans la loi de la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle reviendrait à introduire délibérément une différenciation à l’égard d’autres critères, ce qui n’est guère souhaitable. Il faut d’abord attendre le rapport du Conseil fédéral sur le postulat Naef de 2012, qui indiquera les moyens dont le droit fédéral en vigueur dispose pour garantir la protection contre la discrimination et présentera une étude comparative sur l’efficacité des différents instruments juridiques. Ce rapport, qui devrait être prêt au printemps 2016, offrira une vue d’ensemble de la situation; il serait donc inopportun de procéder aujourd’hui à une modification ponctuelle de l’art. 261bis CP.
La question de compléter la norme pénale de l'art. 261bis CP par le critère de l’identité de genre n'a pas été abordée, comme l’avait demandé la motion Jositsch rejetée en 2009 par le Conseil national.
Un pas dans la bonne direction mais…
Le Conseil national et le Conseil des Etats ont aujourd’hui reconnu la nécessité d'étendre la protection du droit pénal contre les discriminations humiliantes au moins au groupe des personnes homosexuelles. Mais la question se pose de savoir s'il est justifié d'étendre à un seul nouveau groupe le «privilège» existant jusqu'à aujourd'hui en faveur des minorités ethniques et religieuses.
Dans tous les cas, le nombre de personnes formant le groupe exposé aux discours et à la propagande haineux ou encore au refus discriminatoire d’un service ne devrait pas être un critère. Comme l’a constaté le Conseil fédéral à propos de l’effet de l’art. 261bis CP lors de sa création, celui-ci déploie avant tout un effet préventif. L'intolérance et l'incitation à la haine et au dénigrement d'individus ou de groupes sont inadmissibles, voilà le message.
Plusieurs pays européens connaissent déjà des dispositions pénales détaillées contre les incitations à la haine, à la violence ou à la discrimination. Par exemple, l’art. 225, al. 1 à 4, du Code pénal de la France énumère de manière extrêmement détaillée les critères de discrimination frappés d’interdiction. Sont interdites les discriminations en raison de l’origine, du sexe, de la situation de famille, de la grossesse, de l’apparence physique, du patronyme, du lieu de résidence, de l’état de santé, du handicap, des caractéristiques génétiques, des mœurs, de l’orientation ou identité sexuelle, de l’âge, des opinions politiques, des activités syndicales, de l’appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée (cf. aussi le § 283 de la loi pénale autrichienne ou l’art. 137d de la loi néerlandaise; on peut tirer d’autres indications de la banque de données de l’OSCE, Office for Democratic Institutions and Human Rights ODIHR sous http://www.legislationline.org/).
Les prochaines étapes
S'il est donné suite à une initiative, la Commission compétente du Conseil auquel l’initiative a été transmise élaborera dans les deux ans un projet avec un rapport explicatif. Même si, comme en l’espèce, l’initiative parlementaire a été déposée sous la forme d’un projet rédigé, les termes n’en sont pas déterminants, car «ce qui est décisif c'est l'objectif général que poursuit l'initiative» (Office fédéral de la Justice, Guide de législation, état octobre 2014, p. 100, ch. marg. 7).
Il reste à voir si la Commission du Conseil national reprend au moins le critère de l’identité de genre au sens de l’art. 8, al. 2, Cst. Une analyse approfondie serait souhaitable à plus long terme afin d’évaluer l’opportunité d’une protection pénale en faveur d’autres groupes touchés par la diffamation, les discours et la propagande haineux en raison de leur sexe, d'un handicap, de leur âge ou de leur statut social.