Publication finale

L’aide sociale pour les personnes migrantes : La problématique du « non-recours » à la lumière de la crise du coronavirus

Publié le 05.10.2022

Introduction

Cas pratique : Crainte de perdre le permis C

Mina habite à Zurich et est mère célibataire de deux enfants, Ophélie et Antoine, âgés de 3 et 5 ans. Elle n’a pas trouvé de place en crèche plus de deux jours par semaine pour Ophélie, et Antoine ne va au jardin d’enfants que le matin. Dans l’impossibilité de travailler à plus de 30 % comme agente d’entretien, Mina ne gagne pas suffisamment pour subvenir aux besoins de ses enfants et de son ménage. Néanmoins, réclamer de l’argent au service d’aide sociale est exclu pour elle. Elle préfère demander de l’aide à ses amies, originaires comme elle de Colombie. Quand ses enfants ont faim, elle va chercher de la nourriture auprès d’associations caritatives. Elle préfère trouver ses propres stratégies que prendre le risque de perdre son permis C, durement obtenu après de longues années en Suisse à apprendre le français. C’est déjà arrivé à plusieurs de ses compatriotes. Le risque est trop grand, surtout à l’égard de ses enfants qui n’ont connu que la Suisse. C’est leur pays désormais.

Cas pratique : Emploi perdu à cause de la pandémie

Natacha a perdu son travail à Genève au moment du semi-confinement décrété en Suisse au printemps 2020 pour lutter contre la crise du coronavirus. Natacha s’occupait du ménage et des enfants dans une famille anglaise expatriée. La famille qui l’employait est retournée vivre en Angleterre, sans préavis de licenciement ni indemnités pour Natacha. Celle-ci n’a pas retrouvé de travail au sein d’un foyer car les personnes susceptibles de l’employer travaillent désormais à domicile et ont peur d’une contamination par le virus. Natacha a obtenu un permis B il y a peu, après un programme de régularisation des personnes sans-papiers à Genève (programme Papyrus). On lui a expliqué, à l’époque, qu’une dépendance à l’aide sociale pourrait amener les autorités à lui retirer son autorisation de séjour. Natacha a vécu pendant plus de 15 années dans la clandestinité et connaît les stratégies pour survivre en ville. Elle préfère encore cela que d’avoir à nouveau peur de la police à chaque croisement de rue dans le cas où elle devrait perdre son autorisation de séjour.

De récentes études, menées à Zurich et Genève, ont montré que de nombreuses personnes, qui ont perdu leur activité lucrative ou une partie de leur revenu tiré d’une activité lucrative en raison de la crise du coronavirus1, se refusent à demander l’aide sociale2. Parmi celles-ci se trouvent des personnes migrantes qui vivaient déjà de manière précaire avant la pandémie.

La crise du coronavirus a mis en lumière, ainsi qu’exacerbé, le paradoxe déjà existant en Suisse du « non-recours à l’aide sociale ». Selon des études, ce phénomène touche une partie non négligeable des bénéficiaires potentiel·le·s, notamment les personnes migrantes qui résident (au bénéfice d’un permis B) ou sont établies (avec un permis C) de manière régulière sur le territoire suisse3. Alors que ces personnes ont le droit de bénéficier de l’aide sociale4, véritable filet de sécurité de l’État-providence, une bonne partie d’entre elles, qui vivent pourtant dans des conditions précaires, n’en font pas la demande. Les phénomènes de pauvreté et d’exclusion sociale qui en résultent forment un paradoxe dans la mesure où l’aide sociale est précisément conçue pour lutter contre ceux-ci5.

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Analyse

L’explication la plus courante du non-recours aux aides étatiques par les personnes migrantes est la crainte des conséquences pour leur statut juridique sur le territoire suisse et les droits qui en découlent7. Le droit des migrations est ainsi, selon de nombreux·euses auteur·e·s8, au cœur du problème depuis longtemps9. Cet aspect aurait toutefois été renforcé par l’introduction récente de l’instrument de la rétrogradation dans la loi fédérale sur les étrangers et l’intégration (LEI) au 1er janvier 201910. La première partie de nos développements sera ainsi consacrée à décrire les conséquences légales, en droit des migrations, d’un recours à l’aide sociale (ou à d’autres aides financières en cas de pauvreté, comme les prestations complémentaires (PC) à l’Assurance-vieillesse et survivants (AVS) et l’Assurance-invalidité (AI)). Dans un second temps, nous analyserons la situation liée au coronavirus à la lumière du cadre légal, en faisant mention de recommandations et bonnes pratiques mises en place dans ce contexte afin de contourner ou plutôt dépasser le paradoxe du non-recours à l’aide sociale par des personnes migrantes. Nous conclurons par des recommandations à l’intention de la Confédération, des autorités migratoires cantonales et des communes en lien principalement avec la crise liée au coronavirus, mais aussi par rapport à la situation ordinaire.

Les conséquences du recours aux aides sociales en droit des migrations

Le recours à des prestations sociales par une personne migrante, qui réside de manière régulière en Suisse, est susceptible d’avoir des conséquences sur la validité et le type de permis de séjour en raison du devoir d’annonce aux autorités migratoires11, mais aussi sur les conditions à remplir en vue de la naturalisation suisse12, aspect qui ne sera pas traité. Nous avons choisi en effet de nous focaliser sur les conséquences les plus importantes en pratique du point de vue des droits des personnes concernées, à savoir la révocation de l’autorisation de séjour (permis B) ou d’établissement (permis C) ainsi que la rétrogradation de l’autorisation d’établissement (permis C) en autorisation de séjour (permis B), qui affectent, outre le séjour, le travail, le regroupement familial et un éventuel changement de canton.

La révocation ou le non-renouvellement de l’autorisation en cas de dépendance à l’aide sociale

Le recours à l’aide sociale constitue un fondement de la révocation d’une autorisation de séjour (art. 62 al. 1 let. e LEI) ainsi que, depuis le 1er janvier 2019, d’une autorisation d’établissement (art. 63 al. 1 let. c LEI). Dans ce dernier cas de figure, le recours à l’aide sociale doit répondre à deux conditions : être important (« dans une large mesure ») et durable (la personne « dépend durablement »)13. Ces deux conditions n’existent pas pour la révocation de l’autorisation de séjour, rendant la révocation d’un permis B plus aisée que celle d’un permis C.

Dans les deux cas (autorisation de séjour et d’établissement), la mesure de révocation est prise, le cas échéant, en vertu d’une « Kann Vorschrift »14 (« L’autorité compétente peut révoquer »)15. En d’autres termes, elle n’est pas obligatoire, même lorsqu’une condition prévue par la loi est donnée, et procède donc d’une décision d’appréciation. À l’intérieur de cette marge de manœuvre de l’autorité, le principe de proportionnalité s’applique néanmoins16, à l’instar de toute mesure prise par une autorité en droit des étrangers (art 96 al. 1 LEI) ou de manière générale par une autorité étatique17. Par exemple, le fait que la dépendance à l’aide sociale résulte de la « faute »18 ou non de la personne est pris en compte, dans la jurisprudence du Tribunal fédéral (TF), pour apprécier le caractère proportionné de la mesure de révocation19. Précisons ici qu’avant le 1er janvier 2019, le recours à l’aide sociale, même durable et important, ne pouvait pas fonder la révocation d’une autorisation d’établissement d’une personne étrangère qui se trouvait sur le sol suisse depuis 15 ans de manière ininterrompue et conforme à l’ordre public20.

Par ailleurs, si l’autorité cantonale n’entend pas révoquer l’autorisation de séjour, sa prolongation (s’agissant d’une personne ressortissant d’un pays extra-européen) est soumise à la procédure d’approbation par le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) « lorsque cette personne fait partie d’un ménage ayant obtenu des prestations d’aide sociale durant les trois dernières années précédant la date d’échéance du titre de séjour pour un montant égal ou supérieur à 50 000 francs s’agissant d’un ménage d’une seule personne, ou à 80 000 francs s’agissant d’un ménage de plusieurs personnes »21. Par la procédure d’approbation, le SEM peut donc faire échec au renouvellement – par le canton – d’une autorisation de séjour en raison d’un recours important à l’aide sociale, s’il entend poursuivre de manière cohérente une politique stricte en la matière.

En cas de révocation ou de non-renouvellement du permis de séjour ou d’établissement, les conséquences sont drastiques pour la personne concernée puis-qu’elle perd le droit de résider et de travailler en Suisse.

Le nouvel instrument de la rétrogradation de l’autorisation d’établissement en autorisation de séjour

En outre, depuis le 1er janvier 2019 également, le permis d’établissement peut être rétrogradé en autorisation de séjour lorsque les conditions d’intégration de l’art. 58a LEI ne sont plus remplies, à savoir lorsqu’il existe un « déficit d’intégration » selon cette disposition :

Art. 58a Critères d’intégration
1 Pour évaluer l’intégration, l’autorité compétente tient compte des critères suivants :
a. le respect de la sécurité et de l’ordre publics ;
b. le respect des valeurs de la Constitution ;
c. les compétences linguistiques ;
d. la participation à la vie économique ou l’acquisition d’une formation.
2 La situation des personnes qui, du fait d’un handicap ou d’une maladie ou pour d’autres raisons personnelles majeures, ne remplissent pas ou remplissent difficilement les critères d’intégration prévus à l’al. 1, let. c et d, est prise en compte de manière appropriée.

Le but de ce nouvel instrument du droit des migrations est, selon l’initiative parlementaire qui en est à l’origine, de veiller à ce que les personnes qui ont reçu une autorisation d’établissement sous l’empire de l’ancien droit (c’est-à-dire sans examen des critères d’intégration) soient soumises de manière constante à l’obligation de s’intégrer. Selon une partie de la doctrine, cela n’est pas sans soulever une certaine contradiction avec l’aspect inconditionnel de l’autorisation d’éta- blissement, par contraste avec l’autorisation de séjour22. L’instrument est considéré comme incitatif ainsi que préventif (c’est-à-dire pour contrer les effets à long terme d’une mauvaise intégration). Il s’agit cependant, au final, d’un instrument visant à sanctionner un « déficit d’intégration »23 en faisant déchoir la personne des droits attachés au statut de l’autorisation d’établissement à ceux, moins favorables, liés à celui de l’autorisation de séjour.

Parmi les critères d’intégration de l’art. 58a LEI se trouve la participation à la vie économique (al. 1 let. d LEI). Cette participation est ainsi précisée par l’art. 77e al. 1 OASA : « Une personne participe à la vie économique lorsque son revenu, sa fortune ou des prestations de tiers auxquelles elle a droit lui permettent de couvrir le coût de la vie et de s’acquitter de son obligation d’entretien ». L’absence de participation à la vie économique dans ce sens coïncide dans la majeure partie des cas avec un recours à l’aide sociale pour survivre24, ou à des PC en lien avec une rente AVS ou AI25. Dans le nouveau droit, la dépendance à l’aide sociale, en l’absence d’un handicap ou de raisons personnelles majeures qui constituerai(en)t un obstacle à l’exercice d’une activité lucrative (au sens de l’art. 77f OA-SA), est ainsi prise en compte dans le cadre de l’examen des critères d’intégration de la personne, avec la possibilité pour les autorités cantonales migratoires de rétrograder le permis d’établissement en autorisation de séjour.

En d’autres termes, en cas de dépendance importante et durable à l’aide sociale, l’administration cantonale peut soit révoquer le permis d’établissement soit, dans l’hypothèse où la révocation serait disproportionnée26, le rétrograder en autorisation de séjour, selon l’argument de « qui peut le plus peut le moins »27. Par ailleurs, les deux critères de la dépendance durable (aspect temporel28) et importante (aspect quantitatif29) dans le cadre de la révocation du permis d’établissement ne se retrouvent pas dans le cadre de la rétrogradation en raison du « déficit d’intégration » selon l’art. 58a LEI (défaut de participation à la vie économique). On peut logiquement en déduire qu’un recours à l’aide sociale non durable et de manière non importante pourrait ne pas justifier la révocation du permis, mais fonder une rétrogradation du permis d’établissement en permis de séjour par les autorités migratoires cantonales. La rétrogradation a un seuil d’application plus bas que celui de la révocation, parce qu’elle n’implique pas de renvoi de la personne mais une détérioration de son statut juridique.

Cette détérioration du statut (de séjour au lieu d’établissement) se manifeste notamment par les conséquences suivantes en droit des migrations :

  • la menace d’une révocation de l’autorisation de séjour en cas de non-respect de la convention d’intégration accompagnant la mesure de rétrogradation (art. 62 al. 1 let. g LEI)30, susceptible de mener au renvoi de la personne ;
  • des conditions moins favorables au regroupement familial (ce n’est pas un droit selon l’art. 44 LEI, contrairement à ce qui prévaut pour une personne avec une autorisation d’établissement31)32;
  • des conditions plus strictes pour changer de canton33.

Le but officiel visé par la rétrogradation est d’inciter la personne concernée à reprendre ou exercer une activité lucrative, dans la mesure où cela peut être raisonnablement exigé34 d’elle, afin de ne plus dépendre de l’aide sociale35. De manière concrète, la mesure de rétrogradation peut être accompagnée d’une convention selon l’art. 62a OASA ou d’une recommandation d’intégration. En l’absence de convention d’intégration, la mesure de rétrogradation doit au minimum indiquer les conditions auxquelles est subordonnée l’autorisation de séjour de la personne et les conséquences juridiques pour le séjour en cas de non-respect.

La question, débattue en doctrine36, est néanmoins de savoir si le fait de ne pas remplir un seul des critères d’intégration de l’art. 58a LEI, à savoir la participation à la vie économique en raison d’une dépendance à l’aide sociale, suffit à justifier une rétrogradation ou si l’appréciation d’un éventuel « déficit d’intégration » doit découler de l’ensemble des critères d’intégration (« Gesamtbetrachtung »)37. Il n’existe pas encore, au moment de la publication de ce livre, de jurisprudence fédérale établie sur ce point, ni de données suffisantes en sciences sociales sur les pratiques suivies par les autorités cantonales migratoires. La jurisprudence diffère selon les tribunaux administratifs cantonaux38 : tandis qu’à Zurich, le seul recours à l’aide sociale est jugé suffisant pour une rétrogradation (comme pour une révocation)39, les tribunaux administratifs du canton de Bâle- Campagne exigent dans les deux cas une appréciation d’ensemble de tous les critères d’intégration40. Néanmoins, même dans la jurisprudence zurichoise, le principe de proportionnalité peut faire échouer la mesure de rétrogradation41.

Au niveau fédéral, un arrêt récent du Tribunal fédéral a affirmé que le principe de proportionnalité exige un « déficit » d’un certain poids pour le prononcé d’une mesure de rétrogradation du statut42. À cet égard, c’est-à-dire dans le cadre de cet examen de proportionnalité, les éléments antérieurs à l’entrée en vigueur du nouvel instrument de la rétrogradation (1er janvier 2019) ne peuvent être pris en compte que pour éclairer le « déficit d’intégration » actuel (à partir du 1er janvier 2019). Le Tribunal fédéral justifie ce point en faisant valoir le fait que le statut juridique a été acquis à un moment où cette mesure de rétrogradation pour « déficit d’intégration » n’existait pas encore43 (faisant ainsi apparaître en filigrane le principe de sécurité juridique ou de « lien de confiance »44 invoqué par certain·e·s auteur·e·s en doctrine).

La crise liée au coronavirus et la problématique du non-recours aux prestations sociales par les personnes migrantes

Appréciation in abstracto du recours à des prestations sociales en situation de crise

La crise du coronavirus a aggravé le phénomène du « non-recours » aux aides sociales par des personnes migrantes. En effet, un recours à l’aide sociale, même en temps de crise, est susceptible a priori de mener à une révocation de l’autorisation de séjour ou à une rétrogradation de l’autorisation d’établissement en autorisation de séjour d’une personne. Une révocation directe de l’autorisation d’établissement ne paraît pas juridiquement fondée en cas de crise comme celle liée au coronavirus en raison du fait que le critère du caractère durable du recours à l’aide sociale selon l’art. 63 al. 1 let. c LEI ne serait pas rempli, une crise n’étant par nature – et en principe – pas durable. Toutefois, une rétrogradation du permis C en permis B pourrait être une première étape vers la révocation de l’autorisation de séjour en raison de la dépendance à l’aide sociale.

Dans tous les cas, quelle que soit la mesure envisagée en droit des migrations, le principe de proportionnalité doit être réservé et surtout correctement appliqué. Ce précepte vaut en temps ordinaire comme en temps de crise. Ainsi, la situation liée au coronavirus devrait être prise en considération dans la mise en œuvre du principe constitutionnel de la proportionnalité d’une mesure en droit des personnes étrangères.

La proportionnalité au sens étroit du terme implique qu’une pesée des intérêts soit réalisée entre l’intérêt public à ce que la personne soit renvoyée (révocation) ou fortement incitée à reprendre une activité économique (rétrogradation) et l’intérêt privé de la personne à conserver son statut migratoire actuel. Pour l’appréciation de cet intérêt privé, l’autorité a égard aux circonstances individuelles (durée de séjour en Suisse, autres marqueurs d’intégration, responsabilité ou « faute » individuelle de la personne dans le recours à l’aide, etc.). Or, la crise du coronavirus a ceci de particulier qu’elle a touché l’ensemble de la population, mais surtout la plus précaire en exacerbant les inégalités sociales45. La responsabilité individuelle n’est donc que peu impliquée compte tenu de l’ampleur de la crise. Dans ce sens, la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter a précisé en mai 2020 qu’un recours à l’aide sociale qui ne dépendait pas du comportement de la personne mais uniquement de la crise ne devait pas peser négativement sur le statut juridique de la personne46. Ainsi, la notion de responsabilité de la personne dans sa dépendance à l’aide sociale, ne devrait pas, dans un contexte de crise (collective), être utilisée par le Tribunal fédéral de manière stricte46.

L’examen de la proportionnalité doit également considérer l’adéquation de la mesure au vu du but à atteindre : dès lors que la rétrogradation n’est pas en mesure d’amener la personne à reprendre ou prendre part à la vie économique, elle n’apparaît pas proportionnée47, malgré la marge de manœuvre des autorités cantonales. La crise liée au coronavirus, comme on l’a mentionné, ne tient pas à des circonstances individuelles mais comporte une dimension collective importante qui empêche, selon nous, de considérer que la personne pourrait être incitée, par une mesure de sanction, à reprendre une activité économique (recommandations d et g).

Le principe de proportionnalité devrait donc jouer un rôle capital pour apprécier les conséquences du recours à l’aide sociale des personnes migrantes directement en lien avec la situation du coronavirus. Par ailleurs, la révocation comme la rétrogradation ne doivent pas être obligatoirement prononcées, selon la lettre de la loi. Les autorités migratoires cantonales sont donc en mesure d’utiliser leur marge de manœuvre pour ne pas prononcer de sanctions en raison d’une dépendance à l’aide sociale passagère et causée par une crise sans précédent. La marge de manœuvre sert précisément à insuffler une certaine direction politique à un texte de loi figé (recommandation c). Il semble par ailleurs nécessaire de communiquer à la population migrante la manière dont l’autorité cantonale entend utiliser sa marge de manœuvre.

Recommandations des autorités en ce qui concerne la marge de manœuvre des cantons

Le SEM a, dans une directive du 9 novembre 2020, encouragé les autorités migratoires cantonales à « tenir compte du fait qu[e la dépendance de l’aide sociale] puisse avoir été occasionnée ou prolongée à cause de la situation liée à la pandémie et de ses conséquences » dans la mise en œuvre de la LEI et des mesures de sanction évoquées. Dans le même sens, la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS) a pris position par rapport aux conséquences pour les personnes étrangères du recours à l’aide sociale en temps de pandémie. Elle a ainsi recommandé que l’obligation d’annonce aux autorités migratoires des autorités chargées de verser l’aide sociale (art. 97 al. 3 LEI) soit mise en œuvre de telle manière que l’octroi d’aides pendant la crise du coronavirus soit précisé comme tel pour ne pas entraîner de conséquences négatives sur leur statut48.

Il ne s’est agi cependant que de recommandations à l’intention des cantons. La Commission fédérale des migrations (CFM) a regretté à cet égard que la loi COVID-19 ne mentionne pas explicitement le fait que l’octroi d’aides financières en lien avec la crise du coronavirus ne doit pas avoir de conséquences préjudiciables pour l’appréciation de l’intégration de la personne dans le cadre de la LEI (recommandations a et b)49. Par ailleurs, une initiative parlementaire de la conseillère nationale socialiste Samira Marti déposée le 18 juin 2020, en pleine crise du coronavirus, propose de modifier la LEI de manière à ce qu’une autorisation de séjour ou d’établissement ne puisse que très difficilement être révoquée après 10 ans de séjour légal ininterrompu en Suisse50. La parlementaire vise précisément le cas du recours à l’aide sociale qui ne devrait plus fonder, après cette période, de révocation. Alors que la Commission des institutions politiques du Conseil national a décidé, en mai 2021, d’y donner suite, la même Commission du Conseil des États a, pour sa part, décidé en novembre 2021 de ne pas y donner suite.

Plusieurs autorités migratoires cantonales ont ainsi explicitement formulé leur position s’agissant des conséquences du recours à l’aide sociale en raison de la crise du coronavirus sur le statut de séjour des personnes étrangères. Ainsi, le canton d’Argovie a insisté sur le principe de proportionnalité, qui devrait en règle générale conduire à ce qu’une autorisation ne soit pas révoquée si le recours à l’aide sociale est la conséquence directe de la crise du coronavirus51. Le canton d’Uri s’est prononcé dans le même sens. Il a notamment précisé qu’un recours à l’aide sociale pendant la crise liée au coronavirus ne correspond pas à un « déficit d’intégration » susceptible de mener à une rétrogradation du statut52.

Bonnes pratiques au niveau des villes

Certaines villes ont mis en place, dans le contexte de la crise liée au coronavirus, un système d’aides explicitement ciblé vers les personnes migrantes, de manière parallèle au système classique de l’aide sociale, en raison précisément du paradoxe du « non-recours ».

La ville de Zurich a fait état de ce paradoxe en indiquant que le système de couverture sociale avait été amélioré les années précédentes mais que la pandémie du coronavirus avait rendu visible une pauvreté jusque-là inconnue, se manifestant par de longues files d’attente devant les lieux de distribution de denrées gratuites53, 6. Pour remédier à ce phénomène concernant les personnes migrantes, la ville de Zurich a mis en place une aide spécifique dans le cadre d’un projet-pilote lié à la crise du coronavirus.

Bonne pratique : Projet-pilote Wirtschaftliche Basishilfe (aide économique de base) de la ville de Zurich

La ville de Zurich a mis en place, dans le contexte de la crise liée au coronavirus, une aide de transition pour des situations urgentes de pauvreté accrue. Cette aide est destinée tant aux personnes sans droit à l’aide sociale (comme les personnes « sans-papiers ») qu’aux personnes avec un permis B ou C craignant des conséquences sur leur statut migratoire. Dans le cadre de ce projet-pilote (prévu pour une période de 18 mois), l’organisation non-gouvernementale Caritas propose par exemple une aide pour les familles qui résident régulièrement depuis au moins cinq ans en Suisse dont deux dans la ville de Zurich (cette partie du projet-pilote ne concerne donc pas les « sans-papiers »). Cette aide aux familles fournie par l’intermédiaire de Caritas consiste, outre des prestations de conseil, en une aide financière temporaire subventionnée par le Département des affaires sociales de la ville de Zurich. Cette aide étant fournie par Caritas et non directement par l’autorité cantonale chargée de verser les prestations sociales, il n’y a pas d’obligation d’annonce selon l’art. 97 al. 3 LEI aux autorités migratoires cantonales (recommandations e et i). Quant au montant de cette aide, il s’agit d’un montant inférieur à l’aide sociale classique mais proche de l’aide d’urgence four- nie aux personnes déboutées de leur demande d’asile.

Une autre stratégie pour contrer le paradoxe du non-recours à l’aide sociale par les personnes migrantes a été mise en place par la ville de Berne dans le contexte de la crise du coronavirus. Il s’agit essentiellement d’informer de manière adéquate la population migrante (recommandations f et h)54.6

Bonne pratique : Informations à l’intention des personnes migrantes (ville de Berne)

Le service d’aide sociale de la ville de Berne, en collaboration avec le service des habitants, de la migration et de la police des étrangers (« Einwohnerdienste, Migration und Fremdenpolizei ») et le service des questions de migration et de racisme (« Fachstelle für Migrations- und Rassismusfragen »), a établi une feuille d’information à l’intention des personnes migrantes en situation de pauvreté en raison de la crise liée au coronavirus. Cette feuille d’information est formulée dans un langage simple et traduite dans 11 langues, les plus couramment parlées en ville de Berne. Il s’agit d’informer sur le droit à l’aide sociale et d’inciter les personnes à se faire conseiller sur l’aide sociale sans crainte. Ainsi, une des remarques sur la feuille en français est : « Le premier entretien n’a aucune conséquence pour vous » ainsi que « Le service social protège vos informations ». Par ailleurs, un encadré rouge précise clairement: « Important : vous avez besoin d’argent de l’aide sociale à cause du coronavirus ? Vous ne perdez pas votre autorisation de séjour » (en gras dans le texte original). La feuille précise cependant que le service social doit informer les services de contrôle des habitants de la ville de Berne mais que si l’aide sociale est uniquement nécessaire en raison de la crise du coronavirus, l’autorisation de séjour peut « malgré tout » être prolongée.

D’autres villes, comme Genève, ont mis en place dès le début de la crise du coronavirus un dispositif d’aide d’urgence en nature en collaboration avec des organisations caritatives (hébergements d’urgence, distribution de nourriture, numéro d’urgence Solidarité Urgence sociale, etc.)55. Ce dispositif ne fait pas la distinction entre les personnes migrantes qui auraient un droit à l’aide sociale et celles qui n’y ont pas droit comme les « sans-papiers ». Le dispositif vise en effet toutes les personnes vulnérables.

Conclusion

La crise sociale liée au coronavirus a mis en lumière une réalité déjà connue : le non-recours par les personnes migrantes à l’aide sociale en raison notamment des conséquences sur leur statut migratoire, phénomène qui semble avoir été renforcé par la nouvelle mouture de la LEI, qui permet la révocation d’un permis d’établissement et sa rétrogradation en autorisation de séjour. La crise du coronavirus est ainsi l’occasion de s’interroger sur les solutions à apporter à un paradoxe qui met à mal le but poursuivi par l’aide sociale et, par un phénomène de spirale56, l’intégration à long terme des personnes. Des solutions développées dans le contexte de la crise liée au coronavirus par certaines communes pour dépasser ce paradoxe ont abouti à mettre en place des systèmes d’aide parallèles qui ont une caractéristique importante : ces systèmes ne comportent pas de devoir d’annonce aux autorités migratoires. Ils n’ont donc pas de conséquences sur les permis de séjour ou d’établissement. Par ailleurs, le principe de proportionnalité, au cœur de l’activité étatique en lien avec les mesures de contrôle de l’immigration, devrait être mis en œuvre de manière à prendre en compte les situations exceptionnelles comme celle liée au coronavirus. Ces solutions en temps de crise devraient inspirer la pratique et le droit en relation avec l’aide sociale aussi en temps ordinaire.

Recommandations

La mise en œuvre des recommandations suivantes permet de renforcer la protection des droits humains en Suisse.

Dans un contexte de crise (notamment liée au coronavirus)

À la Confédération

a La loi COVID-19 prévoit expressément l’absence de conséquences en matière de révocation, de non-renouvellement ou de rétrogradation du permis de séjour ou d’établissement en raison d’une dépendance à l’aide sociale pendant ou en raison de la crise liée au coronavirus.
b La loi COVID-19 consacre l’absence de devoir d’annonce par les autorités chargées de l’aide sociale aux autorités migratoires lorsque le recours à l’aide sociale est directement lié à la situation de crise du coronavirus.

Aux autorités migratoires cantonales

c La marge de manœuvre dans le cadre des articles 62 et 63 LEI est utilisée afin de ne pas sanctionner par la révocation ou la rétrogradation du statut migratoire un recours à l’aide sociale en raison d’une situation de crise (notamment liée au coronavirus).
d Dans le cadre de l’examen de la proportionnalité de la mesure de révocation ou de rétrogradation, il est tenu compte de la dimension collective de la crise. La « faute » ou la « responsabilité individuelle » du recours à l’aide sociale en raison d’une crise (notamment liée au coronavirus) n’est en principe pas retenue.

Aux cantons et communes

e Des aides temporaires et alternatives à l’aide sociale sont envisagées pour la population migrante dans le contexte d’une crise (notamment liée au coronavirus), sans devoir d’annonce des données de la personne aux autorités migratoires.
f La qualité et l’accessibilité de l’information relative aux conséquences du recours à l’aide sociale sont spécifiquement adaptées à l’intention de la population migrante et de la situation de crise (notamment liée au coronavirus). En particulier, un premier entretien avec l’administration chargée de l’aide sociale, destiné à informer la personne de ses droits en matière d’aides et des éventuelles conséquences sur son statut migratoire, a lieu sans transmission des données aux autorités migratoires.

En situation ordinaire

Aux autorités migratoires cantonales

g La notion de « faute » ou de « responsabilité individuelle » dans le recours à l’aide sociale est appréciée de manière souple a†n de ne sanctionner que les cas flagrants.

Aux communes

h La qualité et l’accessibilité de l’information relative aux conséquences du recours à l’aide sociale sont spécifiquement adaptées à l’intention de la population migrante. En particulier, un premier entretien avec l’administration chargée de l’aide sociale, destiné à informer la personne de ses droits en matière d’aides et des conséquences sur son statut migratoire, a lieu sans transmission des données aux autorités migratoires.
i Des solutions temporaires et alternatives à l’aide sociale sont envisagées en cas de pauvreté accrue parmi la population migrante, sans devoir d’annonce des données de la personne aux autorités migratoires.
Notes de bas de page
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