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Zoom sur les coulisses du Comité des droits de l’homme de l’ONU

Sir Nigel Rodley, président du Comité, en entretien avec le CSDH

Abstract

Interview : Lukas Heim (Traduction de l'allemand/anglais)

Publié le 21.10.2014

Résumé :

Dans son entretien avec le CSDH, Sir Nigel Rodley, un des plus grands experts internationaux en droits humains, raconte comment il a découvert les droits humains par hasard et par chance, pourquoi la privation de liberté représente à ses yeux un problème central du point de vue des droits humains, ce que le Comité des droits de l’homme de l’ONU entreprend actuellement sur le sujet et quelle importante contribution le système des droits humains de l’ONU apporte en faveur de la protection des droits humains.

Traduction de l’anglais

CSDH: Sir Nigel, les droits humains font depuis de nombreuses années partie de votre vie. Vous avez travaillé pendant longtemps pour Amnesty International. Vous avez ensuite occupé le poste de rapporteur spécial de l’ONU sur la torture et, enfin, avez été nommé expert au sein du Comité des droits de l’homme de l’ONU. Vous êtes actuellement son président. Comment tout cela a-t-il commencé?

Nigel Rodley: A première vue, ma carrière semble très linéaire. Ce n’est cependant pas le cas. J’ai débuté en tant que juriste, spécialisé en droit international. J’ai donné des cours au Canada et aux Etats-Unis sur le droit international économique et sur le droit du service civil international (p. ex. en tant que fonctionnaire à l’ONU). Je suis ensuite retourné en Grande-Bretagne, avec comme objectif de travailler à nouveau dans la recherche. Evidemment, ce n’est pas ce qui est arrivé.

Amnesty International cherchait à l’époque un juriste pour son secrétariat international à Londres. Or, dans les années 1970, tout n’allait pas au mieux aux Etats-Unis, notamment en raison d’affaires peu honorables apparues dans le cadre de COINTELPRO, le programme de contre-espionnage du FBI. On m’a alors confié dès 1973 un poste de conseiller juridique à 50% et de collaborateur scientifique pour l’Amérique du Nord à 50%.

Pour moi, il s’agissait d’un poste tremplin sur quelques années. Pourtant, j’exerçais soudainement une fonction pour laquelle beaucoup auraient tout sacrifié. La première année déjà, des questions générales relatives aux droits humains ont en effet occupé une place centrale de mon travail. A l’époque, les droits humains commençaient peu à peu à jouer un rôle important dans les relations entre les Etats et la protection internationale des droits humains revêtait une pertinence grandissante: le droit suit la politique.

«J’ai eu la chance de me trouver au bon endroit au bon moment et de pouvoir combiner expérience pratique et académique.»

Finalement, je suis resté beaucoup plus longtemps à Amnesty International que prévu. En 1984, j’ai rédigé durant une année sabbatique un livre sur le traitement des détenus en droit international. Cela n’aurait pas été possible sans l’expérience pratique que j’avais accumulée durant près de douze ans dans le domaine de la détention politique. Cette période a connu de nombreux développements essentiels dans le domaine des droits humains – notamment en ce qui concerne la protection des détenu-e-s –, qu’il m’a alors été possible d’aborder dans mon ouvrage. J’ai eu la chance de me trouver au bon endroit au bon moment et de pouvoir combiner expérience pratique et académique.

Puis est venu le temps de dire adieu à Amnesty International et de travailler à nouveau à temps plein en tant que chercheur. Parallèlement, l’occasion m’a été donnée d’assumer le mandat de rapporteur spécial de l’ONU sur la torture et d’assumer ainsi à nouveau des tâches pratiques.

Je ne m’attendais pas du tout à occuper une telle fonction. Lorsque mon prédécesseur, Peter Kooijmans, s’est retiré afin d’exercer la fonction de Ministre des affaires étrangères des Pays-Bas, le Ministère des affaires étrangères britannique m’a alors demandé en 1993 si j’étais d’accord que mon nom soit proposé pour la succession de Kooijmans. J’ai tout de suite pensé que ces gens avaient mangé des champignons hallucinogènes. Il paraissait en effet impossible, d’un point de vue politique, d’attribuer une telle position au sein de l’ONU à quelqu’un d’associé aussi visiblement avec Amnesty International.

Or, je ne m’étais pas rendu compte que, durant une courte période suivant la fin de la Guerre froide, ce qui était jusqu’alors impossible était devenu possible. Le mandat de rapporteur spécial de l’ONU sur la torture est donc tout naturellement devenu l’étape suivante de ma carrière, une étape passionnante. Je n’aurais manqué pour rien au monde un seul instant de ce travail exigeant.

CSDH: Vous êtes depuis 2013 président pour deux ans du Comité des droits de l’homme de l’ONU. Quels sont actuellement vos plus grands défis?

Nigel Rodley: Le plus grand défi a été et reste le processus de réforme. L’autre grand défi est l’adoption d’un commentaire général sur l’article 9 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Les commentaires généraux concrétisent les droits des différentes conventions de l’ONU sur les droits humains. Nous venons d’achever un travail de deux ans, peut-être plus, pour un commentaire général sur l’article 9, protégeant le droit des personnes à la liberté et à la sécurité ainsi qu’à la protection contre l’arrestation et la détention arbitraires.

Mon objectif est d’arriver au terme de ce processus durant ma présidence. L’article 9 est une disposition essentielle. Pour chaque commentaire général, un ou une membre du comité des droits de l’homme est nommé-e en tant que rapporteuse ou rapporteur spécial-e. Pour cet article, il s’agit de mon collègue américain, Gerald Neuman, qui nous quittera malheureusement à la fin de l’année. C’est pourquoi il tient à cœur à tous les membres du Comité des droits de l’homme de l’ONU d’adopter le commentaire général sur l’article 9 avant le départ de notre collègue. Nous devrions y parvenir.

La protection de la liberté, de la sécurité, la protection contre l’arrestation et la détention arbitraires représentent à mes yeux un problème central des droits humains et m’occupent depuis toujours. C’est pourquoi je suis certainement apparu comme un président pugnace lorsqu’il s’est agi de ce commentaire général.

CSDH: Pourquoi le droit à la liberté et à la sécurité ancré à l’article 9 est-il si important ?

Nigel Rodely: Pour moi, il s’agit là d’une disposition particulièrement importante. Il s’agit de la privation de liberté. Je crois qu’il n’y a rien de plus central pour le paradigme des droits humains que la privation de liberté.

«J’ai vu de nombreuses prisons, dans de nombreux endroits à travers le monde. Jamais je ne me ferai à ces conditions.»

Quiconque a visité une prison sait qu’il s’agit de lieux intrinsèquement difficiles et pesants, aussi humains que puissent être le bâtiment ou l’organisation pénitentiaire. L’idée que quelqu’un est enfermé dans une pièce close, de laquelle il ou elle ne peut échapper, de manière légale en tout cas, est terrible.

J’ai vu de nombreuses prisons, dans de nombreux endroits à travers le monde. Je ne me ferai jamais à cet environnement. Toutefois, certaines personnes doivent être privées de liberté, notamment si elles se sont rendues coupables de crimes graves. La privation de liberté devrait cependant se limiter à cette catégorie de personnes. Occasionnellement, une privation de liberté peut être prononcée pour protéger un individu contre lui-même ou pour protéger les autres.

Il existe également le problème de la détention administrative et de l’internement, par exemple dans le cas d’un prisonnier de guerre ou d’un détenu de sécurité dans un territoire occupé. Il existe à ce sujet des règles claires et établies dans la Convention de Genève. Une autre question apparaît bien plus controversée: quelle légitimité accorder à la détention administrative en temps de paix. La pratique répandue veut que la détention administrative doit être considérée comme légitime en cas de situation d’urgence menaçant la vie de la nation. Il apparaît dans ce contexte toutefois nécessaire de fixer toute une série de garde-fous permettant d’empêcher les abus et de s’assurer que la mesure est proportionnée.

Actuellement, la détention administrative pose des questions délicates liées au terrorisme transnational. Doit-on estimer que les membres d’Al-Qaïda ou d’organisations similaires sont des acteurs d’un conflit armé sur lesquels s’applique le droit international humanitaire? Ou doit-on les considérer comme des détenus ordinaires soumis exclusivement aux dispositions nationales en matière de droits humains? Il s’agit là aussi d’une pierre d’achoppement importante, qui a soulevé des discussions controversées.

CSDH: Le système des droits humains de l’ONU ne s’apparente pas à une Cour internationale des droits humains et ne souhaite pas le devenir. Il offre plutôt une multitude complexe de mécanismes: le Conseil des droits de l’homme, des rapporteurs spéciaux pour les droits de l’homme ou des organes de traité. Avec quelle efficacité ce système protège-t-il les droits humains? Son efficacité est-elle peut-être difficile à mesurer?

Nigel Rodley: Je suis ravi que vous le présentiez de cette manière. Il est très ardu de montrer les causes et les effets. Chacun de nous peut exposer son anecdote personnelle, expliquer comment tel ou tel détenu a pu être libéré ou la vie de tel ou tel prisonnier sauvée grâce à la visite d’une rapporteuse spéciale ou sous la pression d’un organe de traité. Toutefois, il est très, très difficile de démontrer ce type de relation de cause à effet. Il existe actuellement des politologues qui s’intéressent à la question. Je ne peux pas dire que je me sois penché dans le détail sur cette problématique. Il me faudra le faire à un moment donné.

Mon approche est plus simple: pourquoi, alors que j’occupais le poste de directeur du bureau juridique d’Amnesty, voulais-je que l’ONU adopte des standards plus forts et plus étendus? Pourquoi nombre d’organisations des droits humains réclamaient-elles la mise sur pied de rapporteurs spéciaux et d’organes de traité? L’ONU est le club des gouvernements. Ce sont eux qui s’engagent mutuellement pour le respect des droits humains. En ratifiant les conventions, les Etats membres s’engagent les uns envers les autres à respecter les droits humains, à les protéger et à les mettre en œuvre.

Il ne s’agit donc plus d’une question réservée uniquement aux organisations non gouvernementales, qui râlent sur ce qui est injuste ou immoral. La question est de savoir comment responsabiliser efficacement les gouvernements face aux engagements qu’ils ont pris eux-mêmes.

«Il est certes difficile d’identifier les causes et les effets. Toutefois, nous jouons certainement un rôle utile, en ce sens que nous contribuons à la prise en compte des droits humains.»

Il convient donc d’augmenter la pression. Les gouvernements dépensent souvent une énergie considérable pour se dédouaner de problèmes liés aux droits humains ou pour nous convaincre qu’il n’y a pas des problèmes ou qu’ils sont en train de les régler. Ces efforts sont le résultat de cette pression supplémentaire.

Il est extrêmement rare de voir une délégation gouvernementale se rendre auprès du Comité des droits de l’homme pour admettre qu’aucune des recommandations de la dernière procédure spéciale n’a été mise en œuvre. La raison en est simple: lors des procédures spéciales, le dialogue ne se limite pas à un échange entre les expert-e-s des mécanismes de l’ONU et de la délégation gouvernementale. Les Etats ne sont pas monolithiques et, dans de nombreux pays, la société civile est elle aussi multiple.

Le système des droits humains de l’ONU met à la disposition de la société civile divers outils légaux lui permettant de s’engager pour les droits humains dans son propre pays. Par exemple, les organes de traité de l’ONU établissent pour chaque pays les défis propres auxquels il est confronté dans la mise en œuvre de telle ou telle convention sur les droits humains. Les organisations et les défenseurs et défenseuses des droits humains ont donc des documents sur lesquels se fonder: «Votre club, l’ONU, a émis une recommandation et nous pensons vraiment que vous devriez vous y tenir, car elle est juste et que sa violation nuit à l’image du pays.»

Ces outils sont importants. Leurs effets sont difficiles à mesurer, mais ils existent. Plus l’engagement de la société civile d’un pays est grand, plus vous la trouverez impliquée dans le système des droits humains de l’ONU. Elle prendra ainsi part à nos audits.

Les remarques et recommandations finales, que nous proposons au terme d’une procédure spéciale, offrent ainsi à la société civile les bases qu’elle cherche et dont elle a besoin pour poursuivre son travail. Il est certes difficile d’identifier les causes et les effets. Toutefois, nous jouons certainement un rôle utile, en ce sens que nous contribuons à la prise en compte des droits humains. Je n’ai pas pour habitude de faire preuve d’excès dans mes propos. J’ai une âme trop scientifique pour cela. Cependant, intuitivement, je dirais que la contribution du système est assez élevée.

Sir Nigel Rodley est professeur de droit international et de droits humains à l’Université Essex, où il occupe également la présidence du Centre des droits humains. Il a étudié le droit international en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Depuis 2001, il est membre du Comité des droits de l’homme de l’ONU, dont il est président de 2013 à 2015. Il a assumé la fonction de rapporteur spécial de l’ONU contre la torture de 1993 à 2001. Entre 1973 et 1990, il a dirigé le bureau juridique du secrétariat international d’Amnesty International à Londres.

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