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La CEDH et les cantons

L’importance de développer la protection des droits fondamentaux au niveau local

Publié le 24.11.2014

Le rapport entre la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et les cantons, ou plus généralement entre les droits humains et le fédéralisme, fait l’objet de peu d’attention dans la pratique comme dans la doctrine. Les rares discussions portant sur la question se limitent à rappeler aux cantons leur obligation de garantir la conformité de leur droit avec la CEDH et de faire appliquer les arrêts de Strasbourg.

Une conférence internationale qui s’est tenue à Fribourg et dont les résultats ont été publiés à l’occasion des 40 ans de l’entrée en vigueur de la CEDH en Suisse, a mis en lumière les limites de cette vision. Le recueil de cette journée de discussion (voir documentation) fait le point sur le rôle des cantons dans l’accueil de la CEDH en droit suisse et sur la réception du droit cantonal par la Cour européenne des droits de l’homme. Les interventions, qui revisitent le rôle du fédéralisme dans le système démocratique protégé par la CEDH ou analysent différentes questions historiques et problématiques actuelles, émanent d’expert-e-s issu-e-s des milieux académiques suisses et étrangers, du Conseil de l’Europe, de la Confédération et des cantons. (Les explications suivantes se fondent sur la contribution en allemand d’Eva Maria Belser: «Kantonale Grundrechte und ihre Bedeutung für die Verwirklichung der Menschenrechte im mehrstufigen Staate»).

Les cantons, véritables initiateurs de la protection des droits fondamentaux en Suisse

Le développement des droits fondamentaux en Suisse tire ses racines au niveau cantonal. De nombreux droits ont en effet d’abord été établis dans les cantons pendant plusieurs décennies avant d’obtenir une reconnaissance fédérale dans la seconde moitié du XXe siècle. Les retards qu’a connus la Suisse au moment où elle envisageait de ratifier la CEDH étaient d’ailleurs avant tout dus à la législation en vigueur au niveau fédéral et non pas aux réglementations cantonales. Ce n’est qu’après avoir abrogé l’interdiction de l’ordre des Jésuite et l’interdiction de fonder de nouveaux couvents et avoir introduit le droit de vote et d’éligibilité des femmes que la Suisse a pu ratifier en 1974 la CEDH (voir «La démocratie suisse et son attachement aux libertés individuelles» dans la newsletter du CSDH du 24 novembre 2014). Certaines adaptations ponctuelles de la législation sont apparues nécessaires par la suite, la CEDH s’étant développée de façon dynamique et les réserves suisses s’étant révélées irrecevables. Ces modifications relevaient du droit procédural et des institutions chargées des procédures et concernaient également les cantons.

Certes, il a fallu attendre encore plusieurs dizaines d’années avant que la CEDH et son interprétation par la Cour soient reconnues à tous les niveaux de l’État comme des normes juridiques applicables. Les arrêts et la jurisprudence européens peinent encore, dans certains domaines, à être respectés et mis en œuvre, voire rencontrent des résistances. Toutefois, la Confédération et les cantons satisfont dans l’ensemble aux exigences de fond et de procédures imposées par Strasbourg à la Suisse. Aujourd’hui, les garanties de la CEDH, de la Constitution fédérale suisse et des constitutions cantonales se valent pour l’essentiel entre elles, puisqu’elles offrent une protection équivalente, du point de vue de l’objet comme de l’efficacité.

Européisation de la protection des droits fondamentaux et déclin des droits fondamentaux cantonaux

Le renforcement des droits fondamentaux aux niveaux fédéral et international a contribué au délaissement des droits fondamentaux cantonaux. La doctrine comme la jurisprudence partaient en général de l'idée que les constitutions cantonales offraient au mieux des niveaux de protection aussi élevés que les garanties fédérales et internationales, mais qu’elles n’allaient pas au-delà. Le consensus au niveau européen dont a fait l’objet la protection des droits fondamentaux et qui a conduit la Suisse et d’autres États fédéraux à une harmonisation à l’interne de leur législation et pratique, menace également de miner le rôle des cantons, à savoir celui d’initiateurs de nouveau développement. Malgré l’adoption de nouvelles constitutions par plusieurs cantons, les innovations cantonales se sont faites rares, alors que les propositions issues des organisations internationales se sont multipliées et ont gagné en importance pratique. Les traités internationaux et les mécanismes de mise en œuvre n’ayant pour autre objectif que de fixer des standards minimums, ils ne peuvent se substituer au développement des droits fondamentaux aux niveaux national et cantonal.

Le principe de subsidiarité: une résolution des problèmes «par le bas»

La question que pose le principe de subsidiarité ne porte pas sur l’étendue de la protection des droits fondamentaux ni sur les restrictions considérées comme recevables, mais sur la responsabilité liée à la mise en œuvre. Il s’agit de fait d’implanter les compétences et responsabilités aussi bas que possible dans les différents niveaux de l'Etat et de ne les déléguer à une instance supérieure qu’en cas de nécessité. Il convient donc d’interpréter les principes de subsidiarité et de complémentarité, ancrés dans le Protocole additionnel n°15 à la CEDH (voir «Protocole additionnel n° 15 portant sur la CEDH – une plus grande marge d’appréciation pour les États membres?» dans la newsletter du CSDH du 24 novembre 2014), en premier lieu comme des normes exigeant la résolution d’un problème «par le bas» et non pas comme une autorisation à mettre en doute la légitimité d’un arrêt d’une instance supérieure.

La priorité accordée aux instances inférieures par rapport aux instances supérieures exige de renforcer la protection des droits fondamentaux aux niveaux national et cantonal. La subsidiarité ne peut fonctionner que si tous les États membres assument leurs responsabilités à tous les niveaux en matière de respect et de développement de la protection des droits fondamentaux. Les instances européennes ne seront alors saisies qu’en cas d’incertitude quant à l’interprétation à donner à une norme européenne commune ou en cas de violation du standard minimum.

Objectif: renforcer et non pas uniformiser la protection des droits fondamentaux en Europe

Le principe de subsidiarité ayant fait l’objet d’un ancrage constitutionnel explicite (art. 5a Cst.) dans le cadre de la réforme du fédéralisme, les instances inférieures devraient donc primer en Suisse en matière de protection des droits fondamentaux et humains.

De nombreuses raisons plaident pour un renforcement du principe de subsidiarité, aussi bien au niveau international qu’au niveau national. C’est la garantie de standards minimaux à l’échelle européenne – et suisse – qui constitue le sens et le but de la protection internationale et nationale des droits fondamentaux et non pas l’uniformisation de cette protection. Depuis toujours, la CEDH a pour intention de renforcer la protection nationale des droits fondamentaux, et non pas de l’affaiblir ou de la remplacer. La Suisse ainsi que les cantons et les communes sont donc tenus de poursuivre constamment, dans le cadre de leurs compétences, le développement de la protection des droits fondamentaux en tenant compte des particularités et priorités juridiques, politiques, économiques, sociales et culturelles régionales.

Rapidité de réaction au niveau local

Il en va de même de la relation entre la Confédération et les cantons. Au contraire des organes du Conseil de l’Europe, les instances locales ont la faculté de réagir rapidement aux nouveaux besoins et aux nouvelles menaces, bien que ceux-ci ne concernent que certaines régions ou sont considérés comme locaux. Ancrer la protection des droits fondamentaux et la développer aux niveaux local et cantonal représentent l’avantage de leur faire gagner en légitimité démocratique et jouir d’un soutien de la part de la population locale et de ses représentantes et représentants. Enfin, le renforcement et le développement décentralisés de la protection des droits fondamentaux permettent d’expérimenter de nouvelles voies de recours, institutions et normes. Si elles font leurs preuves, ces expériences acquises pourront ensuite être mises à la disposition des instances supérieures.

La plupart des problèmes liés à la vie en société, tels que les conflits et la violence, le chômage et la pauvreté, l’intolérance et la discrimination, le bruit et la pollution, exigeant constamment des réponses juridiques sont en premier lieu perceptible au niveau local. Les instances inférieures d’un État sont donc les mieux à même d’identifier de manière fiable les nouvelles préoccupations. En outre, elles font souvent office de laboratoires pour la résolution innovante des problèmes. Ces instances inférieures, cantons et communes, apparaissent dès lors en meilleure position pour réagir rapidement aux lacunes existantes en matière de protection des droits fondamentaux et pour adopter, par exemple, des mesures spécifiques en faveur des personnes particulièrement vulnérables, exposées à des discriminations multiples. Elles sont également plus à même de mettre en place des offres de bas seuil pour les personnes victimes de violations des droits fondamentaux. Ce sont ainsi de cantons et communes innovateurs qu’émanent des mesures spécifiques pour protéger les patientes et les patients ou pour garantir l’autonomie des personnes âgées, pour accorder le droit de vote et d’éligibilité aux ressortissantes et ressortissants étrangères et étrangers, pour lutter contre la violence domestique ou pour tenter d’améliorer la mise en œuvre réelle des droits humains en mettant en place des offices spécialisés ou de médiation.

Utilisation responsable de l’autonomie cantonale

Le respect du principe de subsidiarité aussi bien entre les instances internationales et nationales qu’au niveau interne de l’État est une condition essentielle de l’efficacité et du développement de la protection des droits fondamentaux au sein d’un État composé de plusieurs niveaux. Il importe que l’instance supérieure ne mine pas les forces innovatrices des instances inférieures. Elle ne doit en outre intervenir que si les instances inférieures ne sont pas disposées à remplir leurs tâches et à faire respecter les standards minimums. Les cantons, quant à eux, doivent faire usage de leur autonomie avec intégrité et ne peuvent se contenter d’être conformes à la CEDH. Il leur revient en effet, dans le cadre de leurs compétences, d’identifier les besoins en constante évolution, de réagir à l’apparition de nouvelles menaces pour la sécurité et la liberté des individus et de développer de nouveaux mécanismes de protection.

Les cantons en tant qu’initiateurs, Strasbourg en tant que correcteur

À l’avenir, il ne pourra appartenir aux instances européennes de guider le développement des droits fondamentaux en Europe, bien que cela fut peut-être partiellement le cas, avec un certain succès certes, dans les années qui ont suivi l’apparition des normes de protection européennes des droits fondamentaux. La Cour européenne des droits de l’homme ne peut et ne doit pas déterminer la forme à donner à la protection des droits fondamentaux en Suisse et dans ses cantons. Il lui incombe seulement de corriger les éventuels écarts et dévoiements. Si aucune impulsion n’émane de la base, le développement futur de la protection des droits fondamentaux s’en verra largement compliqué, car il reviendra aux instances les plus éloignées des individus de répondre à l’évolution des besoins sociaux et de fixer des solutions contraignantes qui n’auront au préalable pas pu faire leurs preuves. Si le système européen devait tomber dans ce travers et ne plus bénéficier de suffisamment de souffle de la part de sa base, il risquerait de perdre appui. Les cantons apparaissent dès lors indispensables à la mise en place et au développement de la CEDH. Ils sont les véritables initiateurs du développement des droits fondamentaux. Strasbourg en est le correcteur.

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