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Les renvois Dublin de familles vers l’Italie ne sont admissibles que si la Suisse obtient des garanties de l’Italie
Affaire Tarakhel c. Suisse: La Cour européenne des droits de l’homme ne permet à la Suisse de renvoyer une famille afghane vers l’Italie que si certaines conditions sont remplies
Abstract
Auteure : Fanny Matthey
Zusammenfassung:
- Contrairement au cas de la Grèce (M.S.S. c. Belgique et Grèce, arrêt du 21.01.2011), la CourEDH ne constate pas de «défaillances systémiques» dans le dispositif italien d’accueil en matière d’asile.
- En conséquence, et malgré les «sérieux doutes quant aux capacités actuelles du système» (Tarakhel c. la Suisse, 04.11.2014, § 115), les renvois vers ce pays ne sont pas suspendus.
- Les renvois automatiques de familles ne sont toutefois plus possibles: avant de renvoyer une famille en Italie, des garanties concrètes relatives aux conditions d’accueil des enfants et à la préservation de l’unité familiale doivent être obtenues.
- Il n’est pas exclu que la famille Tarakhel soit en fin de compte renvoyée en Italie, si la Suisse obtient les garanties nécessaires.
Parcours migratoire de la famille Tarakhel
Le cas concerne une famille afghane avec six enfants âgés de 2 à 14 ans. Après avoir vécu 15 ans en Iran, la famille s’est rendue en Turquie, puis en Italie, où elle s’est fait arrêter. Le 16 juillet 2011, les parents ont été enregistrés dans le système EURODAC et toute la famille a été logée dans un centre d’accueil à Bari, dans des conditions sanitaires insuffisantes et dans un cadre régulièrement exposé à la violence.
Les requérant-e-s ont décidé de se rendre en Autriche où ils ont à nouveau été enregistrés dans le système EURODAC le 30 juillet de la même année et où ils ont demandé l’asile. Craignant d’être renvoyés vers l’Italie, ils ont rejoint la Suisse et y ont demandé l’asile le 3 novembre 2011.
Décision suisse
L’Office fédéral des migrations (ODM) a rejeté la demande en date du 24 janvier 2012 et a ordonné l’expulsion de la famille, estimant que les conditions de vie difficiles en Italie ne constituent pas un motif permettant d’empêcher le renvoi et qu’il revient à l’Italie de traiter cette demande d’asile.
La famille Tarakhel recourt en vain au Tribunal administratif fédéral (TAF), invoquant une violation des art. 3, 8 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Le TAF, dans une décision rendue par un juge unique, est d’avis que même si le système d’accueil des requérant-e-s d’asile en Italie connaît des lacunes, cela ne suffit pas à renverser la présomption selon laquelle l’Italie respecte ses obligations internationales et en particulier le principe de non-refoulement et l’interdiction de la torture. Le Tribunal a en outre estimé qu’en quittant l’Italie pour rejoindre l’Autriche, puis la Suisse, les requérant-e-s n’ont pas laissé à l’Italie l’occasion d’assumer ses responsabilités.
Requête et décision de la CourEDH
En mai 2012, les requérant-e-s ont saisi la CourEDH. Ils ont demandé à titre provisoire que leur renvoi soit suspendu. La Cour est entrée en matière sur ce point, a déclaré le recours recevable et s’est dessaisie en faveur de la Grande Chambre estimant que l’affaire soulevait une question de principe.
Les requérant-e-s ont fondé leur requête sur deux points différents: en premier lieu, ils soutiennent qu’un renvoi vers l’Italie constituerait une violation de l'art. 3 CEDH et l'art. 8 CEDH (interdiction de la torture et, respectivement, droit au respect de la vie privée et familiale) dans la mesure où il existe un risque qu’ils se retrouvent sans hébergement ou qu’ils soient hébergés dans des conditions inhumaines ou dégradantes et que la famille soit séparée. La Cour décide de n’examiner les conditions d’accueil prévalant en Italie que sous l’angle de l’art. 3 CEDH (§ 55). Deuxièmement, les requérant-e-s ont invoqué l'art. 13 CEDH et l'art. 3 CEDH (droit à un recours effectif en lien avec l’interdiction de la torture), estimant que leur situation – en particulier familiale – n’a pas été examinée avec suffisamment d’attention et que la procédure suisse de renvoi est «trop formaliste et automatique, voire arbitraire» (Tarakhel c. Suisse, 4.11.2014, § 56 et 123).
La Grande Chambre de la Cour européenne de Strasbourg a jugé, par 14 voix contre 3, que la Suisse violerait l’art. 3 CEDH si elle renvoyait la famille Tarakhel vers l’Italie sans obtenir, au préalable, la garantie de la part de ce pays que cette famille serait effectivement prise en charge dans une structure adaptée aux enfants et que l’unité de la famille serait bien préservée (Tarakhel c. Suisse, 4.11.2014). La Cour a rejeté les autres griefs.
Traitement inhumain et dégradant (3 CEDH)
En premier lieu, la Cour rappelle que la Suisse est autorisée – en vertu de la clause de souveraineté de l’art. 3 § 2 du règlement de Dublin – à décider de ne pas transférer la famille afghane vers l’Italie si elle estime que cet Etat ne remplit pas ses obligations internationales. Dès lors que la Suisse décide de demander et d’ordonner le transfert, il n’est plus possible d’affirmer qu’elle est strictement liée par une obligation internationale. Bien au contraire, la Suisse devient responsable au regard de l'art. 3 CEDH (§ 88-91).
De manière générale, la responsabilité d’un Etat qui souhaite expulser un requérant d’asile peut être engagée s’il existe des «motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé courra, dans le pays de destination, un risque réel d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants». Si c’est le cas, l’art. l'art. 3 CEDH interdit de renvoyer la personne vers cet Etat (§ 93). Pour cela, il faut encore que le traitement atteigne un «minimum de gravité» ce qui dépendra notamment de la durée du traitement, des effets sur le psychique de la victime, ainsi que de son âge, de son sexe ou encore de son état de santé (§ 94). Dans l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce (§ 251), 21 janvier 2011, la Cour a affirmé que les requérant-e-s d’asile ont besoin d’une protection spéciale en raison de leur appartenance à un «groupe de la population particulièrement défavorisé et vulnérable».
La Cour examine donc la situation prévalant en Italie afin de pouvoir déterminer si la procédure d’asile et les conditions d’accueil présentent des «défaillances systémiques» impliquant un traitement inhumain ou dégradant des requérant-e-s d’asile. Si tel était le cas, la présomption que les Etats «Dublin» respectent les droits fondamentaux de la CEDH serait renversée dans ce cas précis (§ 103-104).
Conditions d’accueil en Italie pas comparables à celles prévalant en Grèce
Se fondant sur divers rapports émanant d’organisations internationales ou d’ONG, et en particulier sur celui élaboré par l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR), la CourEDH constate qu’il existe une nette disproportion entre le nombre de demandeurs d’asile et réfugiés (estimés à plus de 60 000) et le nombre de places d’hébergement disponibles (entre 8000-10 000) (§ 62 et 110). Il est donc notoire que les structures d’accueil actuelles ne permettent pas de répondre à la majorité des demandes d’hébergement.
En ce qui concerne les conditions d’accueil dans les structures existantes, différents rapports mentionnent que certains centres connaissent des problèmes de promiscuité, d’insalubrité et des situations de violence (§ 66 et 67). Toutefois, le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) ne fait pas état de telles situations et constate même que des efforts ont été faits par les autorités italiennes. Dans cette optique, la Cour est d’avis que «la situation actuelle de l’Italie ne saurait aucunement être comparée à la situation de la Grèce à l’époque de l’arrêt M.S.S.» et que, même si «de sérieux doutes quant aux capacités actuelles du système» persistent, «la structure et la situation générale du dispositif d’accueil en Italie ne sauraient constituer en soi un obstacle à tout renvoi de demandeurs d’asile vers ce pays» (§ 114 et 115).
Dans de telles circonstances, il existe cependant une certaine probabilité que les demandeurs d’asile renvoyés vers l’Italie ne trouvent pas d’hébergement ou que le lieu d’accueil soit surpeuplé ou insalubre. Pour que les requérant-e-s ne se retrouvent pas dans une situation de traitement inhumain ou dégradant, les autorités qui entendent effectuer le renvoi doivent dès lors obtenir l’assurance de la part de l’Italie qu’ils seront effectivement hébergés dans un lieu adapté aux enfants et que l’unité de la famille sera maintenue (§ 120): «en l’absence d’informations détaillées et fiables quant à la structure précise de destination, aux conditions matérielles d’hébergement et à la préservation de l’unité familiale, la Cour considère que les autorités suisses ne disposent pas d’éléments suffisants pour être assurées qu’en cas de renvoi vers l’Italie, les requérants seraient pris en charge d’une manière adaptée à l’âge des enfants» (§ 121).
Pour ces motifs, la Cour estime que si la famille afghane devait être renvoyée en Italie sans que la Suisse n’ait préalablement reçu une telle garantie individuelle de la part de l’Italie, la Suisse ne respecterait pas l'art. 3 CEDH (§ 122).
Garanties individuelles
Avec cet arrêt, la Cour constate que la situation italienne est pour le moins délicate en matière de conditions d’accueil, mais estime qu’elle n’a pas atteint le seuil critique des «défaillances systémiques». La décision rendue par les juges de Strasbourg n’exige pas non plus que les renvois vers l’Italie soient suspendus de manière générale, pas même ceux concernant des personnes vulnérables comme les familles.
En revanche, on assiste ici à une sensible amélioration de la protection des familles par le biais d’une exigence procédurale supplémentaire: avant de renvoyer une famille en Italie, le pays qui souhaite effectuer le transfert devra obtenir des «garanties individuelles».
Reste à savoir en quoi précisément doivent consister ces garanties, question pas explicitement résolue par la Cour. Il est fait mention (au § 121) «d’informations détaillées et fiables» sur la structure précise de destination, sur les conditions matérielles d’hébergement et sur la préservation de l’unité familiale. A l’aune de ces explications, on peut imaginer que la Suisse devrait obtenir – pour chaque famille qu’elle entend renvoyer – des renseignements précis sur l’hébergement attribué, sa situation, ses caractéristiques, ainsi qu’une garantie que tous les membres de la famille pourront y séjourner ensemble.
A ce sujet, il n’est pas inintéressant de relever les précisions apportées par le directeur de l’Office fédéral des migrations, Mario Gattiker, dans un entretien publié dans le «Bund» du 6 novembre 2014. Tout en confirmant que la Suisse est déjà en contact avec l’Italie pour la mise en œuvre de cet arrêt – c’est-à-dire pour obtenir les garanties nécessaires au renvoi de la famille Tarakhel –, le directeur de l’ODM affirme également que le but est de trouver une solution «efficiente et pragmatique». Pour ce faire, il mentionne notamment la possibilité que l’Italie n’indique pas simplement la région dans laquelle les demandeurs d’asile seront pris en charge, mais également l’hébergement, en fournissant une liste «vérifiable» des lieux d’hébergement adaptés aux familles.
Avec une liste, même «vérifiable», on reste – ou on revient – tout de même à une solution d’ordre général qui ne donne aucune garantie «individuelle» comme l’exige pourtant la CourEDH. Comment savoir si la famille arrive bien dans le lieu d’hébergement promis, comment vérifier si ce logement restera effectivement à disposition de la famille durant le temps nécessaire à la procédure d’asile, alors que le système d’accueil est clairement surchargé?
Si l’Etat qui entend effectuer le renvoi prend véritablement la peine d’obtenir des garanties fiables et individualisées pour chacun des renvois prévus – et ne se contente pas d’une simple liste qui revient à réintroduire un mécanisme généralisé – alors cela implique pour cet Etat une charge de travail considérable, peut-être même plus importante encore que s’il se déclarait compétent pour traiter directement la demande d’asile en Suisse en appliquant la clause de souveraineté. Toujours selon Mario Gattiker, une telle manière de faire contournerait toutefois le système de Dublin, ce qui ne semble pas être l’avis du Danemark qui, à la suite du jugement Tarakhel, a décidé de ne plus renvoyer des familles vers l’Italie.
Respect du droit à un recours effectif (13 CEDH)
Les requérant-e-s estimaient que la procédure de renvoi est trop formaliste et automatique, voire arbitraire et qu’elle n’a pas permis un examen attentif de leur situation familiale. La Cour ne partage pas cet avis. Elle estime que la procédure devant le Tribunal administratif fédéral, bien que rapide (décision de non-entrée en matière «Dublin»), a permis de répondre aux exigences du recours effectif tel qu’il est prescrit par l'art. 13 CEDH. Elle juge en outre l’arrêt du TAF suffisamment motivé et orienté sur la situation spécifique des requérant-e-s. Ce grief est donc rejeté.
Si dans cette affaire en particulier, la conclusion de la Cour n’est pas à remettre en question, il est tout de même possible de s’interroger sur un autre aspect de la procédure administrative. La loi fédérale sur l’asile, à son art. 111, prévoit en effet que dans certains cas – notamment lorsque le recours est manifestement infondé, à condition qu'un second juge donne son accord (let. e ; hypothèse applicable à notre affaire) – les décisions sont rendues par un juge unique. Lorsque l’on constate que la même affaire est ensuite appréciée par 17 juges au niveau de la CourEDH, l’on est en droit de se demander s’il n’existe pas un risque de condamnation du simple fait qu’une seule personne est appelée à se prononcer et que l’affaire n’est pas débattue (même si l’accord d’un collègue est requis). Si l’on ajoute à cela que les décisions du TAF en matière d’asile sont définitives et ne peuvent pas être soumises au Tribunal fédéral, il y a peut-être là une déficience de notre système judiciaire qui pourrait avoir pour conséquence que de plus en plus de décisions du TAF soient contredites par la Cour européenne des droits de l’homme. Ce qui ne manquera assurément pas d’apporter de l’eau au moulin de ceux qui entendent remettre en cause cette institution (voir «La Suisse et la Cour européenne des droits de l’homme: chronique d’une relation tumultueuse» dans la newsletter du CSDH du 24 novembre 2014).