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La délicate prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant dans les procédures d’enlèvements d’enfants

Le Tribunal fédéral renonce à vérifier les conditions du retour de l’enfant

Abstract

Auteur-e-s : Denis Martin, Nicole Hitz Quenon

Publié le 12.03.2014

Pertinence pratique :

  • Le Tribunal fédéral (TF) maintient une interprétation restrictive des exceptions au retour, selon l’art. 13 al. 1 let. b de la Convention sur les aspects civils de l'enlèvement international d'enfants (CLaH 80) et l’art. 5 de la Loi fédérale sur l'enlèvement international d'enfants et les Conventions de La Haye sur la protection des enfants et des adultes (LF-EEA).
  • En dépit de l’absence de garanties quant à un accueil effectif et adéquat par le parent requérant, le TF renonce à renvoyer l’affaire à l’instance cantonale afin de s’assurer que les conditions de retour ne sont manifestement pas contraires à l’intérêt de l’enfant.
  • Malgré une procédure qui devrait concilier l’objectif d’un retour de l’enfant (selon la CLaH 80) avec l’intérêt supérieur de l’enfant (art. 3 al. 1 et 12 CDE; art. 9 al. 2 et 3 LF-EEA), il s’avère que l’enfant n’a été ni représenté ni entendu dans le cadre de la procédure de retour; ne pouvant ainsi faire valoir son intérêt.

Faits

A (1977) et B (1983), tous deux de nationalité suisse, se sont mariés en 2008 en Suisse. De cette union est issu C., né en 2005. B est également mère de D., issu d’une précédente relation.

En janvier 2010, les époux se sont installés avec les deux enfants en Italie. En novembre 2012, alors qu’ils exerçaient conjointement le droit de garde sur leur fils C., la mère se rend en Suisse, avec l’accord du père, pour y séjourner jusqu’à Noël avec les deux enfants. Elle décide, par la suite, de s’y établir durablement malgré l’opposition du père. Elle dépose à Genève une requête de mesures protectrices de l’union conjugale fin novembre 2012 afin d’obtenir la garde de C. (requête actuellement pendante, alors que le Tribunal a rejeté deux requêtes de mesures provisionnelles). Les deux enfants sont scolarisés début janvier 2013.

Le 16 janvier 2013, l’Autorité centrale italienne adresse, à la demande du père, une requête en vue du retour de l’enfant C. en Italie à l’Autorité centrale suisse.

Le 25 juillet 2013, alors qu’aucune médiation préalable au sens de l’art. 3 et 4 LF-EEA n’a pu avoir lieu, le père requiert le retour de l’enfant C. pour la rentrée scolaire de septembre 2013 auprès de la Cour de justice de Genève. Entretemps, il saisit le tribunal italien d’une requête de séparation avec attribution de l'autorité parentale (procédure pendante).

Retour de l’enfant ordonné

La mère a conclu au déboutement du père, exposant que le retour n’était pas dans l’intérêt de l’enfant. En particulier, il n'était pas sain de le séparer de son demi-frère, auquel il était très attaché, ce à quoi s'ajoutait qu'il avait trouvé un équilibre en Suisse et qu'il n'avait pas d'autres attaches en Italie que son père. Elle a aussi allégué que la famille, en Italie, logeait dans un mobile home, qu’elle ne serait pas en mesure de trouver un emploi en Italie, et que le père devait s’absenter quatre mois par année pour des raisons professionnelles. Enfin, elle estimait que le père n’avait aucune chance d’obtenir la garde sur C., de sorte qu’un retour en Italie n’avait pas de sens. Elle a toutefois reconnu que A. était un bon père.

La Cour de justice a ordonné par décision du 31 octobre 2013 le retour immédiat de C. auprès de son père en Italie, estimant qu’il n’était «en tout cas pas manifeste que le placement auprès du requérant ne serait pas dans l’intérêt de l’enfant». Quant à la séparation de la fratrie objectée par la mère, la Cour a jugé que la mère n’avait pas établi d’éléments empêchant impérativement son propre retour en Italie, ni celui de son fils aîné.

La mère interjette alors un recours en matière civile au TF, reprochant à l’autorité précédente d’avoir versé dans l’arbitraire, en refusant de tenir compte de l’intérêt de l’enfant dans l’appréciation de l’exception au retour (art. 13 al.1 let. b CLaH80 et 5 LF-EEA).

Le 16 janvier 2014, le Tribunal fédéral rejette le recours.

Situation juridique

Selon l’art. 13 al.1 let. b CLaH80, l’autorité judiciaire de l’Etat requis n’est, par exception, pas tenue d’ordonner le retour de l’enfant lorsque la personne qui s’oppose à son retour établit qu’il existe un risque grave que ce retour n’expose l’enfant à un danger physique ou psychique, ou de toute autre manière ne le place dans une situation intolérable. Le TF précise que ces exceptions au retour doivent être interprétées de manière restrictive, soulignant qu’aucune décision concernant le droit de garde ne doit être prise par l’Etat requis et que le parent ravisseur ne doit retirer aucun avantage de son comportement illégal. Le TF relève toutefois que, lorsque le retour de l’enfant est envisagé, le tribunal doit veiller à ce que le bien-être de l’enfant soit protégé (arrêt 5A_799/2013, consid. 5.5.).

A cet égard, l’art. 5 LF-EEA précise l’application de l’art. 13 al. 1 let. b CLaH 80, en énumérant une série de cas de figure non exhaustive dans lesquels le retour placerait l’enfant dans une situation intolérable. Ceci est le cas notamment lorsque le placement auprès du parent requérant n'est manifestement pas dans l'intérêt de l'enfant (let. a) ou lorsque le parent ravisseur, compte tenu des circonstances, n'est pas en mesure de prendre soin de l'enfant dans l'État dans lequel l'enfant avait sa résidence habituelle au moment de l'enlèvement ou que l'on ne peut manifestement pas l'exiger de lui (let. b).

Les arguments du TF

Dans son arrêt du 16 janvier 2014, le TF indique que le critère du retour intolérable dans le pays d’origine concerne l’enfant lui-même, et non les parents. D’après le TF, une séparation entre l’enfant et sa personne de référence suite au retour ne constitue pas encore à elle seule une cause de refus du retour. Par ailleurs, le TF explique que si le placement de l’enfant auprès du parent requérant ne correspond pas à son intérêt, il convient de vérifier s’il est possible d’imposer au parent ravisseur de le raccompagner, sous réserve, par exemple, d’un risque d’une mise en détention, ou de relations familiales très solides en Suisse (par ex. nouveau mariage).

Dans le cas d’espèce, le TF considère que la mère n’a pas démontré qu’elle serait dans l’impossibilité de trouver un emploi en Italie et que ses parents ne pourraient pas continuer à la soutenir financièrement. En outre, il a constaté que ses liens sociaux en Suisse, singulièrement ses parents et ses amis, n’étaient pas postérieurs à son retour en Suisse. Il estime par conséquent que la mère peut raccompagner son enfant en Italie, uniquement le temps qu’une décision sur le droit de garde soit prise, soulignant que le retour devra simplement se faire en Italie et non dans une ville précise.

Enfin, le TF ajoute que la recourante n’établit pas que le développement de son fils serait compromis de manière intolérable en cas de séparation avec elle et son demi-frère et que, de toute manière, ces éléments relèvent de la question, sur le fond, du droit de garde.

Le TF prononce dès lors le rejet du recours et donne ordre à la mère d’assurer le retour de l’enfant C. en Italie, ou de le laisser au père pour l’y emmener.

Commentaire

Dans cet arrêt, le TF retient deux critères dans l’appréciation des exceptions au retour, selon les arts. 13 al. 1 let. b CLaH 80 et 5 LF-EEA, lorsque le parent «ravisseur» invoque une éventuelle séparation d’avec son enfant. Tout d’abord, il estime qu’une séparation entre l’enfant et sa personne de référence ne constitue pas à elle seule une cause de refus du retour, en particulier lorsque le placement chez le parent requérant n'est pas manifestement contraire à l'intérêt de l'enfant. Ensuite, il considère possible d’exiger du parent «ravisseur» de raccompagner lui-même l’enfant lorsque le placement auprès du parent requérant n'est manifestement pas dans l'intérêt de l'enfant. Notons que, comme le souligne la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) dans l’Arrêt Neulinger et Shuruk c. Suisse, n° 41615/07, la mère possédant la nationalité suisse et ayant le droit de rester dans son pays, il semble difficile d’envisager l’exécution d’une telle décision au vu des droits de l'intéressée garantis par l'article 8 CEDH, en l’occurrence son autonomie personnelle.

Les conditions de retour

Dans le cas d’espèce, le TF a décidé de laisser le « choix » à la mère de rentrer avec ses enfants en Italie ou de remettre l’enfant à son père, ayant à l’esprit que la séparation de l’enfant avec sa mère et son demi-frère serait ainsi imputable à cette dernière. En outre, selon les indications fournies par la mère, apparemment non contestées, le père s’absente quatre mois par année pour des raisons professionnelles. Il est donc incertain que ce dernier puisse prendre en charge l’enfant de manière adéquate dans ces conditions.

Soucieux de respecter au mieux le mécanisme de retour établi par la CLaH 80, le TF a accepté de prendre ce risque. Cependant, il sied de concilier l’objectif principal de la CLaH 80, c’est-à-dire le retour de l’enfant, avec le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant de l’art. 3 al. 1 CDE. Une approche centrée sur l’intérêt de l’enfant aurait plutôt préconisé de renvoyer la cause à la Cour de justice afin de vérifier les conditions d’accueil du père, en l’absence de la mère. Comme le relève le message relatif aux Conventions de La Haye et à la LF-EEA (p. 2464), le tribunal ne sera, sans vérification, «pas en mesure de peser toutes les conséquences que pourrait avoir un retour pour l’enfant. Il en sera de même s’il ne parvient pas à obtenir de la part des autorités locales des assurances fiables quant à l’accueil et à la protection de l’enfant, en particulier lorsque l’on est en droit de douter de la capacité du parent demandeur de s’occuper correctement de l’enfant. Sous ce rapport, l’art. 10 est donc directement lié à l’application pratique de l’art. 5». A cet égard, dans un arrêt récent du 1er octobre 2013 (5A_637/2013), le TF avait jugé opportun de renvoyer la cause au Tribunal cantonal afin de s’assurer des conditions concrètes du retour, précisant qu’il appartient en principe au juge du fait d’entreprendre les démarches auprès des autorités de l’Etat de provenance pour obtenir des garanties. Notons toutefois que dans cette situation, il s’agissait d’un jeune enfant, dépendant principalement de sa mère et que le père avait obtenu la garde provisoire en France.

Outre ces considérations relatives aux conditions du retour, il est également important de souligner que d’autres obligations de la LF-EEA n’ont pas été prises en compte dans l’arrêt commenté.

Médiation et procédure de conciliation

En ce qui concerne l’obligation d’entamer une médiation ou une procédure de conciliation, il est difficile d’évaluer sur la base de cet arrêt ce qui a été entrepris par l’Autorité centrale du fait qu’il est uniquement mentionné «qu’aucune médiation n’a pu avoir lieu au sens des art. 3 et 4 LF-EEA». Nous rappellerons cependant que, selon la LF-EEA, les parents doivent être incités de manière appropriée à engager un tel processus amiable. Aussi, l’art. 8 al.1 LF-EEA impose au Tribunal cantonal de s’assurer qu’une telle médiation ait bien été tentée. Dans la négative, il lui revient impérativement d’entamer une médiation ou une procédure de conciliation.

Droit de l’enfant d’être entendu et représenté par un curateur

Une autre obligation importante de la LF-EEA est de nommer un curateur expérimenté à l’enfant pour le représenter dans la procédure, voire même avant que la procédure n’ait débuté (art. 6 al. 2 et 9 al. 3 LF-EEA). On s’étonne de ne voir aucune mention d’un tel curateur dans l’arrêt. En l’espèce, le rôle du curateur aurait été notamment de requérir du tribunal de vérifier si et de quelle manière il était possible d’assurer le retour de l’enfant (art. 10 al. 2 LF-EEA) ou, de toute autre manière, de veiller à ce que le bien-être de l’enfant soit protégé.

Le droit de l’enfant d’être entendu est une autre obligation internationale (art. 12 CDE) qui n’a pas été prise en compte dans la procédure, bien que l’enfant ait été âgé de 8 ans lors des faits. Et pourtant c’est par ce moyen que l’intérêt de l’enfant peut et doit être déterminé. Le Tribunal cantonal n’expose nullement les raisons qui l’ont amené à renoncer à son audition (art. 9 al. 2 LF-EEA).

Délais trop longs

Enfin, nous soulignerons que la demande de retour a été adressée à l’Autorité centrale suisse en janvier 2013 et que le retour est ordonné pour février 2014. Ces délais ne respectent pas l’exigence de célérité prévue par la CLaH 80 et la LF-EEA (instance cantonale unique et procédure sommaire), qui visent à éviter une intégration de l’enfant dans son nouveau milieu de vie.

Conclusion

Il est dès lors à déplorer que moins de cinq ans après son entrée en vigueur, la LF-EEA n’est pas strictement appliquée, alors que les situations de déplacement illicite présentent de plus en plus de complexité et nécessitent un mécanisme de protection des droits de l’enfant renforcé.

Sur ce point et pour conclure, il est manifeste que le champ de tension entre le mécanisme de retour « quasi-automatique » de la CLaH 80 et les droits de l’enfant s’intensifie, comme le démontre la récente jurisprudence de la CourEDH. En particulier, dans les arrêts Neulinger et Shuruk c. Suisse, n° 41615/07 et Affaire X. contre Lettonie, n° 27853/09, la Cour rappelle que même si elle n’a pas pour tâche de se substituer aux autorités compétentes dans l'examen de la question de savoir si l'enfant serait confronté à un risque grave de danger, au sens de l'article 13 de la CLaH 80, elle est néanmoins compétente pour rechercher si les tribunaux internes, dans l'application et l'interprétation des dispositions de la Convention, ont respecté les garanties de l'article 8 de la Convention, en tenant notamment compte de l'intérêt supérieur de l'enfant au sens de l’article 3 al. 1 de la Convention relative aux droits de l’enfant.

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