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Position hostile à l’égard de la justiciabilité des droits économiques, sociaux et culturels

La position du Conseil fédéral correspond-elle à une réalité juridique?

Abstract

Auteur : Alexander Spring

Publié le 14.03.2013

Les recommandations :

  • Deux recommandations adressées à la Suisse exigent, en substance, la reconnaissance de la justiciabilité des droits économiques, sociaux et culturels (Droits ESC); autrement dit, de permettre à ce que des garanties -telles que le droit à la santé ou à l’instruction ou le droit à un niveau de vie suffisant- soient fondamentalement reconnues comme des droits opposables devant les tribunaux.
  • La Recommandation 124.4 exige que la Suisse se mette d’accord sur «une législation globale qui permettrait au gouvernement fédéral et aux cantons de traiter de manière homogène l’ensemble des droits économiques, sociaux et culturels». En outre, la Suisse doit «garantir des procédures judiciaires efficaces en cas de violation desdits droits». En substance, on exige l’application directe des droits du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Pacte I de l’ONU), mais aussi des droits économiques, sociaux et culturels inscrits dans les autres accords que la Suisse a ratifié en matière de droits humains (par ex., la Convention relative aux droits de l’enfant). Une telle recommandation a déjà été adressée à la Suisse dans le cadre de la procédure de l’EPU en 2008.
  • La recommandation 123.3, étroitement liée à la précédente, suggère à la Suisse «de ratifier le Protocole additionnel au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels» (PA/Pacte I de l’ONU). Le Protocole facultatif élaboré en 2008, qui entrera en vigueur en mai 2013, donne la possibilité aux personnes individuelles de faire valoir une violation des droits du Pacte par le dépôt d’une plainte contre leur État auprès de l’organe de surveillance du Pacte I de l’ONU, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels. Ainsi, la justiciabilité des droits ESC a été reconnue au niveau du droit international.

La réaction de la Suisse

La recommandation 124.4 fait partie des quatre recommandations qui ont été rejetées, directement et sans aucune justification, par la Suisse. Logiquement, la Suisse a aussi rejeté le 27 février 2012 la ratification du PA/Pacte I de l’ONU, car «le Conseil fédéral ainsi que le Tribunal fédéral considèrent que le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels est, à quelques exceptions près, de nature programmatique.»

L’attitude du Conseil fédéral et du Tribunal fédéral

Cette attitude de la Suisse qui rejette délibérément la justiciabilité des droits économiques, sociaux et culturels (Droits ESC) remonte à 1991 et au Message sur l’adhésion de la Suisse aux Pactes I et II de l’ONU. A cette époque-là, le gouvernement avait invoqué le fait que les garanties du Pacte I représentaient des dispositions de nature programmatique qui ne créaient aucun droit subjectif. En d’autres termes, la Suisse partait du principe qu’il existait une différence majeure entre cette catégorie de droits humains et les droits civils et politiques. Le Conseil fédéral avait souligné que cette différenciation se manifestait très clairement aussi au niveau international par l’absence de procédure de plainte en matière de droits ESC.

Partageant un même point de vue, le Tribunal fédéral nie systématiquement dans sa jurisprudence la justiciabilité du Pacte I, et ce depuis son Arrêt de principe de 1994. La pratique du Tribunal fédéral a été utilisée par le Conseil fédéral, dans le rapport remis en 2008 au Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’année 2008, pour justifier une nouvelle fois la position selon laquelle «les droits contenus dans le Pacte I sont principalement de nature programmatique […] et qu’il est, somme toute, tenu à l’interprétation jurisprudentielle».

Le Conseil fédéral a confirmé récemment cette position dans son Message pour l’approbation de la Convention relative aux droits des personnes handicapées en 2012. Aussi en réponse à une intervention parlementaire, qui exigeait la ratification du Protocole additionnel du Pacte I de l’ONU, le Conseil fédéral a retenu que «le Pacte I de l'ONU revêtirait ainsi, a posteriori, une portée allant bien au-delà des intentions initiales du Conseil fédéral et du Parlement au moment de sa ratification». (cf. Motion 09.3279).

La position d’organes internationaux des droits humains

Cette manière de qualifier la nature juridique des droits ESC se trouve toujours plus en contradiction avec le développement international et avec la position du Comité pour les droits ESC. Non seulement le Pacte I, mais aussi tous les autres accords, qui codifient des droits ESC, reconnaissent aujourd’hui la possibilité de déposer des plaintes individuelles. C’est la raison pour laquelle, il est communément admis aujourd’hui dans la doctrine que toutes les droits humains comporte une triple dimension d’obligations, c’est-à-dire qu’ils obligent les États tout autant à des actes d’omission, de protection et de garantie. À ce sujet, il est largement reconnu que les obligations d’omission et de protection créent, en règle générale, des obligations directes, tandis que le domaine des obligations de garantie ne concerne que des obligations minimales ou dans le cadre du contrôle total de l’Etat sur une personne, dans un contexte de détention par exemple.

Buts et droits sociaux dans la Constitution

De quelle manière ce nœud gordien peut-il être dénoué? La mise en œuvre des droits ESC en Suisse contredit-elle diamétralement les prescriptions internationales? Les exposés du Conseil fédéral et du Tribunal fédéral reflètent-ils de manière appropriée la situation réelle des droits ESC en Suisse?
Au premier regard, la situation de la Constitution fédérale semble justifier l’attitude sceptique du pouvoir exécutif et judiciaire par rapport à ces droits. Ainsi, des éléments de droits ESC classiques – tels que la santé, la sécurité sociale ou le logement – se trouvent à l’art. 41 Cst. uniquement en tant que buts sociaux. Selon l’alinéa 4 de cette disposition, aucun droit subjectif à des prestations de l’Etat ne peut être déduit directement des buts sociaux.
D’un autre côté, il existe aussi dans la Constitution fédérale de véritables droits fondamentaux sociaux, tels que le droit à l’enseignement de base ou le droit d’obtenir de l’aide dans des situations de détresse, qui mettent en œuvre des domaines importants du Pacte I des droits à l’instruction et à un niveau de vie suffisant en créant ainsi des positions justiciables pour les individus. Mais, également le droit fondamental typiquement suisse de la liberté économique contient des obligations d’omission, qui résultent du droit au travail, en garantissant par exemple la liberté du choix de la profession et des activités économiques. Les personnes se trouvant en détention, conformément à la riche jurisprudence du Tribunal fédéral se basant sur la liberté personnelle, ont, en outre, des droits subjectifs à l’alimentation, au logement et à des soins médicaux appropriés. Mais, ces faits ne sont guère relatés dans les rapports de la Suisse adressés au Comité pour les droits ESC.

Droits subjectifs ancrés au niveau cantonal

Etant donné que les nombreuses garanties ancrées dans le Pacte I concernent des domaines politiques, qui en Suisse sont du ressort des cantons, la vue d’ensemble des modalités de mise en œuvre suisses exige un regard aussi sur le droit cantonal. Ici, un seul domaine doit être effleuré à titre d’exemple: Dans le Rapport de la Suisse adressé au Comité pour les droits ESC de 2008, le Conseil fédéral a remarqué qu’il n’existerait en Suisse «en principe (…) aucun droit subjectif à certaines prestations de l’aide sociale». Ce point de vue prête pour le moins à confusion. Un regard dans des lois cantonales sur l’aide sociale montre qu’il existe bel et bien un droit subjectif à l’aide, qui va au-delà des prestations découlant du droit à l’aide dans des situations de détresse reconnu par la Constitution.

La Loi sur l’aide sociale du canton de Berne stipule que: «Toutes les personnes dans le besoin ont droit à l'aide sociale personnelle et matérielle», alors que la loi du canton de Glaris parle même d’un «droit à l’octroi de l’aide nécessaire». La législation sur l’aide sociale des autres cantons reconnaît également, par des formulations similaires, et en présence de cas de nécessité, un droit à l’aide par la communauté ou du moins, une obligation correspondante de la communauté. Le droit cantonal satisfait donc largement aux prescriptions du droit à un niveau de vie suffisant ainsi qu’à la sécurité sociale, tout en reconnaissant des droits subjectifs.

Conclusion

A travers ces exposés, il ne s’agit pas de faire croire que la Suisse appliquerait toutes les prescriptions du Pacte de l’ONU I à la lettre. Un regard dans le droit fédéral et cantonal illustre cependant de manière claire que les différences réelles entre la réalité juridique en Suisse et les prescriptions internationales sont de loin moins grandes que ce que les communiqués officiels ne laissent supposer.

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