Publication finale

Créer des espaces sécurisés pour les femmes du domaine de l’asile victimes de violence

Publié le 05.10.2022

Introduction

Cas pratique : L’histoire de Rose

Rose vient d’arriver dans un centre fédéral pour requérants d’asile en Suisse romande. Elle est enceinte, mais n’en a encore parlé à personne, car cela supposerait d’expliquer à un fonctionnaire – et donc à un parfait inconnu – qu’elle a été violée lors de son périple vers la Suisse. Elle attend de se sentir en confiance.

Cas pratique : La visite médicale de Nour

Souffrant de douleurs dans le bas-ventre, Nour se rend à un examen gynécologique accompagnée d’un membre de sa famille, qui lui sert d’interprète. Lorsque la doctoresse lui pose des questions, elle répond de manière froide et réservée. Elle semble mal vivre la consultation et entretenir des rapports tendus avec son proche. La gynécologue ne parvient pas à déterminer l’origine de son mal.

La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite « Convention d’Istanbul » (CI)1, est entrée en vigueur en 2018 en Suisse. Ce traité de grande envergure, qui vise à lutter contre les violences familiales et fondées sur le genre, a pour piliers la prévention de la violence, la protection des victimes, les poursuites judiciaires ainsi que la coordination de l’action et de la mise en œuvre2. De ce texte découle l’obligation d’identifier les femmes victimes de violence et de leur offrir toute l’aide et tous les soins dont elles ont besoin. Les États parties à la convention sont tenus de mettre en œuvre cette exigence sans discrimination aucune, si bien que les programmes de soutien destinés aux victimes de violence fondée sur le genre doivent être accessibles à tout le monde, y compris aux personnes ayant fui leur pays3.

Même si l’on estime que le nombre de victimes de violence parmi les femmes relevant du domaine de l’asile est élevé en Suisse, il n’y a comparativement que peu d’entre elles qui sont identifiées et bénéficient de l’encadrement et du soutien dont elles ont besoin4. Aussi, le présent chapitre cherche à déterminer les éléments nécessaires à l’identification minutieuse et systématique des femmes relevant du domaine de l’asile victimes de violence. Les oûres à bas seuil qui permettent aux bénéficiaires de prendre conscience de leur vécu et de le verbaliser jouent à cet égard un rôle essentiel. C’est ce qu’il ressort d’une étude de 2019 menée par le CSDH relative à l’hébergement et à l’encadrement des femmes de l’asile dans les cantons : les programmes favorisant l’instauration d’un climat de confiance représentent un espace clé pour identi†er les victimes de violence5. Selon cette même étude, l’interaction des critères suivants est une condition préalable importante à la création de tels espaces6 :

  • intervention d’interprètes transculturel·le·s ;
  • présence de femmes sensibilisées à la thématique au sein du personnel (thérapeutes, responsables de cours, spécialistes de l’accompagnement psychosocial, etc.) ;
  • accompagnement régulier et à long terme ;
  • indépendance vis-à-vis de la procédure d’asile ;
  • séparation physique par rapport au centre d’hébergement.

Lorsque ces cinq aspects sont réunis, on parle alors d’« espaces sécurisés »7. Dans la suite du présent chapitre, ces cinq conditions seront examinées en détail afin de mettre en évidence des pistes pour favoriser la mise en place d’espaces de confiance ou étoûer ceux existant déjà. Il convient par ailleurs de noter que la liste de conditions ci-dessus ne constitue qu’un modèle théorique, c’est pourquoi les limites de ces espaces sécurisés seront examinées et les obstacles entravant l’accès à ces lieux seront abordés dans un second temps.

Si l’étude du CSDH mentionnée ci-dessus s’intéresse aux requérantes d’asile tant majeures que mineures, c’est toutefois aux femmes majeures que se rapportent la plupart des données recueillies8. Il importe de souligner que les requérantes d’asile mineures présentent des besoins et des droits particuliers, mais ces derniers ne peuvent pas être approfondis ici. Pour ce qui est de la définition de la catégorie de « femme », elle comprend toutes les personnes qui s’identifient comme des femmes, qui ont été socialisées comme telles ou qui, dans certaines situations, sont systématiquement ou régulièrement considérées comme telles. Ce terme renvoie donc aussi aux personnes transgenres et intersexuées9. Les données recueillies ne permettent toutefois pas d’approfondir le sujet des requérant·e·s d’asile LGBTIQ* dans le cadre de ce chapitre, mais il n’en demeure pas moins que l’encadrement et l’identification sensibles au genre des victimes de violence nécessitent impérativement de traiter les requérant·e·s d’asile qui se trouvent dans le spectre LGBTIQ* en tenant compte de leur spécificité10.

Analyse

L’identification des femmes de l’asile victimes de violence, un devoir incombant à l’État

Il ressort de divers rapports et études menées à l’échelle nationale comme internationale qu’une grande partie des femmes relevant du domaine de l’asile ont subi des violences dans leur pays d’origine ou sur la route de l’exil11. Notons qu’elles continuent souvent à endurer de tels actes en Suisse, lesquels sont notamment le fait des membres de la famille ou des résident·e·s de centres d’hébergement, mais aussi du personnel d’encadrement, de sécurité et de soins employé sur place. Cependant, des données statistiques précises qui permettraient d’estimer l’ampleur du phénomène ne sont pas disponibles en Suisse. En outre, le manque d’identification des femmes de l’asile victimes de violence observé actuellement rend difficiles les relevés de données12. Ce phénomène connaît de multiples causes et s’explique tant par le manque de procédures ad hoc et de services d’interprétariat que par le manque d’espaces et de personnes permettant aux victimes d’établir des rapports de confiance et de verbaliser leur vécu13.

Ce défaut d’identification, ainsi que le manque d’accompagnement et de traitement qui en découle, est contraire aux dispositions du droit international, puisque la CI impose aux pouvoirs publics d’identifier de manière proactive les femmes de l’asile victimes de violence. Les États parties sont en eûet tenus de garantir aux femmes victimes de violence fondée sur le genre14 un accès effectif aux services et programmes de soutien15 et de les protéger contre tout nouvel acte de violence16. Par ailleurs, l’obligation d’identifier les personnes victimes de violence est, par exemple, expressément énoncée dans la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains17 à l’égard des victimes effectives et potentielles de cette traite18. Il s’ensuit qu’à défaut d’identification préalable, les États ne sont pas en mesure d’honorer leur devoir consistant à garantir aux victimes l’accès aux offres de soutien.

L’accès aux services de soutien et à la protection publique n’exige pas d’identifier au préalable formellement la victime19 sous la forme d’un jugement ou d’une procédure civile, par exemple. De fait, il résulte du caractère urgent (« services de soutien [...] immédiats ») notamment souligné à l’article 22, alinéa 1, CI que l’identification doit intervenir rapidement, c’est-à-dire de manière simple et informelle. Cette haute réactivité attendue de l’État découle du devoir de diligence énoncé à l’article 5, alinéa 2, CI, relatif à la prévention, à l’investigation et à la sanction des actes de violence fondée sur le genre, lequel trouve à s’appliquer, et détermine la portée du devoir d’intervention de l’État, lorsque des actes de violence sont commis par des acteurs·trices non étatiques, ce qui est majoritairement le cas en matière de violence fondée sur le genre20. Cette obligation impose à l’État non seulement d’agir en conséquence lorsqu’un individu court un « risque certain et immédiat » d’être exposé, ou à nouveau exposé, à un acte de violence21, mais aussi, et surtout, d’adopter toutes les mesures nécessaires – sur le plan législatif, règlementaire et opérationnel – afin de prévenir la violence fondée sur le genre et de soutenir les personnes qui en sont victimes22. Le devoir de diligence visé à l’article 5, alinéa 2, CI renferme donc l’obligation pour l’État d’identifier les victimes de violence afin de leur garantir un accès immédiat et effectif à des prestations de soutien (telle qu’une place dans un foyer d’accueil pour femmes23) ; cette identification doit intervenir à bas seuil, en tenant dûment compte des signes et indices laissant craindre un acte de violence fondée sur le genre.

Si le droit international ne précise pas davantage comment il convient de matérialiser ce devoir d’identification, le Conseil de l’Europe a cependant élaboré une liste de bonnes pratiques dans le domaine de la mise en œuvre des procédures d’accueil et d’asile sensibles au genre visées à l’article 60 CI. Ces procédures sensibles au genre doivent ainsi notamment permettre de déterminer les besoins particuliers de protection des migrantes qui ont subi des violences dans leur pays d’origine, sur la route de l’exil ou à leur arrivée dans leur État de destination. Parmi ces bonnes pratiques figurent par exemple le fait de loger séparément les hommes et les femmes voyageant seul·e·s, les toilettes séparées, des chambres pouvant être verrouillées par leurs occupant·e·s, un éclairage adapté et la formation adéquate des membres du personnel concernant les besoins particuliers des femmes et des filles24.

En ce qui concerne l’accompagnement et le traitement des femmes victimes de violence, la CI met par ailleurs l’accent sur l’importance des services spécialisés dans le soutien aux victimes25. Ces offres visent à donner accès aux victimes de violence à un soutien adapté à leurs besoins, fourni par des organisations disposant d’un personnel qualifié doté d’une réelle expertise dans le domaine de la violence fondée sur le genre26. À ce sujet, la CI souligne combien il est essentiel de vérifier si ces services sont « suffisamment disséminés dans le pays et accessibles à toutes les victimes »27. Si les programmes publics axés sur la détection de la violence fondée sur le genre jouent un rôle indispensable – l’État a par ailleurs l’obligation de les mettre sur pied – la pratique démontre cependant aussi toute l’importance des services non étatiques spécialisés dans les thèmes liés au genre, qui apportent de ce fait une contribution précieuse à l’identification des femmes victimes de violence. Toutes ces offres permettent de créer diverses possibilités propices à l’instauration d’un climat de confiance et à la détection des actes de violence – c’est ici qu’entre en jeu le concept d’espaces sécurisés.

Au-delà des programmes publics : le concept d’espaces sécurisés

La CI met en avant l’importance d’une « coopération effective »28 entre toutes les agences compétentes, lesquelles englobent explicitement les agences étatiques, mais aussi les organisations non gouvernementales29. Cette coopération joue également un rôle essentiel dans l’identification des victimes de violence. En effet, la mission des agences étatiques consiste tant à s’engager activement dans l’identification des victimes de violence qu’à assurer et faciliter l’accès aux programmes non étatiques.

L’étude de 2019 menée par le CSDH insiste sur l’importance des services spécialisés, souvent non étatiques, qui promeuvent l’instauration d’un climat de confiance et présentent un grand intérêt en matière d’identification. C’est ici qu’interviennent ce que nous avons défini dans ce chapitre comme des espaces sécurisés, ces lieux propices à l’établissement de rapports de confiance qui permettent aux femmes de l’asile victimes de violence de prendre conscience de leur vécu, de poser des mots sur ce qu’elles ressentent et de demander ou d’accepter l’aide dont elles ont besoin.30 Dans la suite du présent chapitre, cinq conditions qui favorisent la mise en place de ces espaces sont examinées.

Intervention d’interprètes transculturel·le·s

L’identification des femmes victimes de violence est un processus complexe, qui exige de l’attention ainsi que la présence d’un certain nombre de facteurs qui doivent se conjuguer. Pour pouvoir établir les rapports de confiance propices à l’expression de leur vécu, les victimes ont notamment besoin d’espaces de parole, c’est-à-dire de moments et de rencontres qui leur donnent la possibilité de partager leur histoire dans leur propre langue, en ayant la certitude que leurs propos resteront strictement confidentiels. Soulignons à ce sujet que les prestations des interprètes transculturel·le·s favorisent l’échange au-delà de l’aspect purement linguistique, par exemple face à des divergences de vision ou d’expérience sur des thèmes tels que la sexualité, la santé sexuelle et la violence.

Bonne pratique : Les médiatrices et médiateurs d’Aide Sida Berne

Aide Sida Berne dispense des cours sur la sexualité et la santé qui sont animés par des personnes dévouées et chevronnées issues de régions linguistiques différentes. Les participant·e·s sont associé·e·s au choix des sujets abordés, parmi lesquels figurent régulièrement les droits sexuels, la contraception et les mythes en la matière, la planification familiale ainsi que la connaissance du corps humain31.

Au sujet des services d’interprétariat, il faut noter que le genre du prestataire peut jouer un rôle déterminant. Eu égard à la mise en œuvre de la CI, le Conseil de l’Europe met ainsi l’accent sur l’importance du recours à des interprètes femmes dans le cadre des procédures d’asile sensibles au genre : les requérantes d’asile doivent avoir la possibilité d’exprimer une préférence quant au genre de l’interprète32.

Si, dans la pratique, les auditions relatives aux données à caractère personnel et aux motifs de la demande d’asile se déroulent toutes en présence d’un·e interprète, et que la personne peut demander que l’interprète soit une femme, il en va autrement en dehors de la procédure proprement dite. Les requérantes d’asile ne bénéficient ainsi pas toujours de telles prestations dans le cadre de leur hébergement et de leur accompagnement. Comme l’illustrent les programmes cantonaux, les services d’interprétariat sont souvent plus qu’insuffisants dans ces domaines, voire totalement absents, faute de ressources : les résident·e·s des centres d’hébergement cantonaux n’ont généralement pas le droit à l’intervention d’un·e interprète transculturel·le, et encore moins d’une interprète femme, ni lorsqu’elles échangent avec les membres du personnel ni lors de soins de premier recours chez un·e médecin généraliste ou un·e gynécologue33. Ces lacunes peuvent être lourdes de conséquences pour les femmes victimes de violence, qui sont susceptibles de ne pas être identifiées, de ne pas bénéficier de traitement ou de subir un traitement inadapté.

Pour que les victimes de violence puissent avoir accès aux services de soutien existants, il faut notamment les sensibiliser à leurs droits et aux programmes qui leur sont destinés. Or, la concrétisation de ce droit à l’information, notamment énoncé à l’article 19 CI – lequel vise à assurer la liaison avec les programmes privés –, peut nécessiter le recours à un·e interprète. La CI dispose ainsi explicitement que les victimes doivent recevoir les informations relatives aux services de soutien dans une langue qu’elles comprennent34. Cependant, le fait que le Conseil de l’Europe estime que cet article exige uniquement que les informations soient communiquées dans une langue couramment parlée dans l’État d’origine35 doit être considéré de manière critique.

Présence de femmes interlocutrices sensibilisées à la thématique

La présence de femmes joue, dans l’établissement de rapports de confiance et dans l’identification des femmes victimes de violence, un rôle important qui va au-delà du recours à des services d’interprétariat. En son article 60, alinéa 3, la CI impose aux États parties de mettre en place des procédures d’accueil sensibles au genre pour les requérant·e·s d’asile. Des procédures qui, selon le Conseil de l’Europe, devraient tenir compte des particularités des différents genres quant aux expériences vécues et aux besoins de protection propres36. Il est dès lors indispensable de veiller à ce que les requérantes puissent s’adresser à des interlocutrices femmes sensibilisées à la thématique, et ce dans toutes les situations susceptibles de les amener à évoquer les potentiels actes de violence subis37 – lesquelles englobent tant l’hébergement, les soins médicaux et les auditions d’asile que l’aide et les conseils fournis par les organismes spécialisés. À l’heure actuelle, c’est toutefois souvent loin d’être le cas sur le terrain38.

L’hébergement est l’une des situations dans lesquelles il est particulièrement important pour les femmes victimes de violence que leur interlocutrice soit une femme. Or, dans une grande partie des centres d’hébergement cantonaux, les résidentes n’ont pas toujours accès à un personnel d’encadrement, de sécurité et de soin de genre féminin. Les structures examinées comptent généralement plus d’hommes que de femmes dans leur équipe d’encadrement, en particulier parmi le personnel de sécurité et de nuit. Dans ce dernier domaine, les centres cantonaux n’emploient même souvent que des hommes, alors que la réalité de terrain le montre : les femmes se confient rarement aux hommes quand il s’agit de violence sexuelle.

En outre, en vertu du droit international, les États se doivent « d’éliminer tous les obstacles qui entravent l’accès des femmes à une offre complète de services, de biens, d’éducation et d’information en matière de santé sexuelle et procréative »39. Cette disposition revêt dès lors une importance particulière concernant l’identification des femmes victimes de violence, car les prestations dans le domaine de la santé sexuelle et reproductive se prêtent particulièrement bien à la prévention de la violence et à la détection des actes de violence potentiels40.

Accompagnement régulier et à long terme

De la CI découle également l’obligation de garantir aux femmes victimes de violence l’accès au soutien et au suivi dont elles ont besoin. Si diverses études ont souligné la nécessité d’accorder aux requérant·e·s d’asile un accompagnement systématique, en particulier psychosocial, sur le terrain les lacunes sont manifestes41, notamment par manque de ressources. Les hébergements, y compris collectifs, sont ainsi rarement dotés d’un système de référent·e·s et nombre de centres ne disposent pas de professionnel·le·s de la santé internes ou aisément joignables42. Les résident·e·s n’ont dès lors en règle générale pas facilement accès à une personne ressource chargée de les écouter, de les informer et de les accompagner sur la durée43. Cette lacune va à l’encontre d’un fait établi : la continuité de la prise en charge peut favoriser l’établissement d’une relation de confiance44. Les victimes de violence n’ont guère la possibilité d’établir des rapports de confiance sur la durée, d’obtenir des informations sur les programmes de traitement et de soutien existants ni de recevoir de l’aide pour accéder à ces services, par exemple45.

Bonne pratique : Soutien psychologique de longue durée

À Lausanne et à Genève, les migrant·e·s qui souffrent d’un traumatisme ou de troubles psychiques bénéficient d’une aide psychologique de longue durée dispensée par l’association Appartenances, les cantons subventionnant l’intervention d’interprètes transculturel·le·s. Selon un psychologue interrogé dans le cadre de l’étude menée par le CSDH, un suivi médical sur le long terme est indispensable si l’on veut obtenir des résultats durables. Il arrive toutefois que les délais liés à la procédure d’asile entravent la mise en place de ce soutien thérapeutique.

Indépendance vis-à-vis de la procédure d’asile et séparation physique par rapport au centre d’hébergement

La procédure d’asile faisant peser une très forte pression sur les requérant·e·s, l’étude du CSDH datant de 2019 souligne l’importance revêtue par les programmes dont les prestations sont indépendantes de cette même procédure. Pour ce faire, il faut que les collaborateurs·trices n’aient aucun lien direct avec la procédure proprement dite et ne disposent par conséquent d’aucun pouvoir décisionnel quant à la demande d’asile. Les services spécialisés pour les femmes de l’asile victimes de violence jouent là un rôle essentiel, car ils possèdent de l’expertise et de l’expérience tant dans le domaine de l’asile que dans l’accompagnement et le soutien de ce groupe cible et présentent souvent une certaine indépendance par rapport à la procédure d’asile.

L’éventail de services spécialisés existant en matière de traitement et de soutien des femmes de l’asile victimes de violence est marqué par de fortes disparités cantonales. De fait, l’étendue, la qualité et l’accessibilité des services diffèrent selon la taille du canton et la région dans lequel ce dernier se trouve, mais aussi selon la localisation de l’hébergement. La Suisse romande ainsi que les villes et les cantons de grande taille ont tendance à proposer des programmes mieux développés, tandis que dans les centres d’hébergement décentralisés et dans certains petits cantons, il est beaucoup plus difficile de bénéficier de ces prestations. D’un point de vue juridique, il est problématique que la taille d’un canton détermine si une femme victime de violence bénéficiera ou non d’un traitement et d’un soutien adéquats. Il faut garantir l’accessibilité à ces services dans tous les cantons, et c’est en dernier ressort à la Confédération qu’il incombe, en vertu du droit international, de veiller au respect de la CI sur ce point46.

Bonne pratique : Organisme spécialisé en matière de santé sexuelle

Le centre de santé sexuelle de l’Hôpital universitaire de l’Île, à Berne, propose des consultations sur tous les sujets liés à la santé sexuelle – tels que la grossesse, les grossesses non planifiées, les interruptions de grossesse tardives, la contraception, la sexualité, les maladies sexuellement transmissibles et la violence sexuelle –, mais aussi un accompagnement et des consultations psychosociales ainsi que des conseils juridiques. Les femmes relevant du domaine de l’asile ont accès à ces prestations, et en 2018, le centre en recevait plusieurs par semaine.

Les centres d’hébergement pour requérant·e·s d’asile ne constituent pas forcément des espaces sécurisés. Bien au contraire, des études et rapports établis par des organismes spécialisés font référence à un manque de sécurité dans les centres et à des actes de violence documentés commis par les résident·e·s et les membres du personnel47. En outre, les employé·e·s de ces structures remplissent aussi généralement une fonction de surveillance en plus de leur mission d’encadrement, ce qui peut entraver l’établissement de rapports de confiance et, partant, dissuader les victimes de violence de partager leur vécu. Grâce aux programmes externes, les requérant·e·s d’asile ont la possibilité d’échanger avec des spécialistes qui ne jouent de rôle ni dans la surveillance ni dans leur demande d’asile.

Regard critique sur le concept d’espaces sécurisés

On ne saurait définir la notion d’espaces sécurisés de manière abstraite, sans se référer à la réalité du terrain. Ce concept ne se révèle utile que s’il intègre les structures actuelles et tient compte de leurs particularités, raison pour laquelle référence a été faite à des services spécialisés déjà existants. Il convient cependant de noter qu’en raison d’obstacles importants, ces prestations ne sont souvent pas aussi accessibles qu’elles devraient l’être. Reste également à savoir quels sont les critères permettant de définir la notion de « sécurité ».

Obstacles majeurs à l’accès aux services existants

Pour que les espaces sécurisés puissent remplir leur rôle, il faut qu’ils soient faciles d’accès. Cette évidence contraste toutefois avec la situation actuelle dans le domaine de l’asile. Pour les services spécialisés en particulier, on observe en effet d’importants obstacles : peu de communication sur leur offre, éloignement géographique et prestations réservées à certains statuts de séjour, notamment48. Par ailleurs, il manque cruellement de programmes d’accompagnement psychosocial et de prise en charge psychologique ou psychiatrique bénéficiant des services d’interprètes transculturel·le·s. Les offres existantes affichent souvent une importante surcharge, de longs délais d’attente et un manque de places de traitement. Dans le cadre de l’étude du CSDH, plusieurs organismes spécialisés ont ainsi rapporté avoir totalement renoncé à mener des campagnes d’information dans le domaine de l’asile au moment où l’enquête a été menée, en raison de leur surcharge49.

Qui plus est, les femmes qui ont subi des actes de violence à l’étranger n’ont pas droit à l’aide aux victimes, conformément au principe de territorialité visé à l’article 3 de la loi sur l’aide aux victimes (LAVI)50. Le soutien qu’elles sont susceptibles de recevoir est donc laissé à l’entière discrétion des cantons. Cette situation pose problème à la lumière tant de la CI – laquelle ne fait pas dépendre la protection et le soutien offerts aux victimes du lieu de commission de l’infraction – que du principe d’égalité de traitement inscrit dans la Constitution.

Difficultés découlant de la nouvelle procédure d’asile

Dans le cadre de la nouvelle procédure d’asile51, une grande partie des demandes font l’objet d’un traitement accéléré par un centre fédéral dans un délai maximal de 140 jours, lequel inclut le cas échéant la décision rendue à la suite d’un recours52. Cet examen accéléré fait notamment obstacle à l’évaluation rigoureuse de l’état de santé des requérant·e·s, comme en témoignent les nombreuses décisions du SEM en Suisse romande qui ont été cassées pour ce motif par le Tribunal administratif fédéral (TAF)53. Afin de veiller à la bonne identification des victimes de violence, il importe également d’assurer à tout le monde en Suisse le même accès aux infrastructures de soins. Selon une évaluation réalisée par le CSDH, la division du territoire en six régions d’asile n’est pas sans poser problème à cet égard54.

Subjectivité inhérente à la notion de sécurité : la question de la perception individuelle

Le concept d’espaces sécurisés étant un modèle théorique, cela ne doit pas faire oublier que le sentiment de sécurité est susceptible de varier considérablement d’une personne à l’autre. Il s’agit en effet d’une perception propre à chaque individu, qui peut dépendre de son identité, notamment de genre, de son vécu ou de ses besoins, mais aussi de la configuration et de l’aménagement concrets du lieu. Il convient dès lors de tenir compte du fait qu’un même lieu n’inspirera pas le même degré de confiance, en fonction du sentiment de sécurité de la personne. Notons par ailleurs que l’étude du CSDH se fonde uniquement sur des entretiens réalisés avec des professionnel·le·s. Or, il est indispensable d’associer les premières personnes intéressées à l’aménagement des espaces sécurisés55.

Conclusion

Comme le montrent les histoires de Rose et de Nour esquissées en début de chapitre, il faut réunir diverses conditions pour amener les femmes de l’asile victimes de violence à verbaliser leur vécu. L’étude du concept d’espaces sécurisés permet de mettre en lumière toute l’importance revêtue par les services d’interprétariat, par la présence de femmes sensibilisées à la thématique au sein du personnel, par l’accompagnement régulier – notamment psychosocial –, par l’indépendance vis-à-vis de la procédure d’asile et par la séparation physique par rapport aux centres d’hébergement.

On retrouve là l’obligation incombant à l’État, en vertu des normes internationales, de promouvoir de manière proactive l’identification des femmes de l’asile victimes de violence afin de leur garantir l’accès aux programmes de soutien dont elles ont besoin, un devoir qui comprend par ailleurs aussi le fait d’aider ces victimes à bénéficier des prestations des organisations non gouvernementales. La concrétisation de cet objectif nécessite de redoubler d’efforts afin d’éliminer les obstacles qui entravent actuellement l’accès à ces prestations.

À cette fin, il faut veiller à ce que toutes les femmes relevant du domaine de l’asile, quels que soient leur statut et le stade de la procédure – donc y compris les requérantes déboutées –, puissent bénéficier de ces services. L’absence d’offres à bas seuil accessibles à toutes les femmes indépendamment de leur statut de séjour est contraire au droit international et constitue une violation, notamment, du principe de non-discrimination inscrit à l’article 4, alinéa 3, de la Convention d’Istanbul.

Recommandations

Pour une protection efficace des droits humains en Suisse :

a À chaque étape de la procédure d’accueil et d’asile, les femmes et les filles bénéficient des services d’interprètes (femmes) transculturelles qui, par exemple, les accompagnent lors des entretiens dans les centres d’hébergement ou durant les examens médicaux.
b Le personnel des centres d’hébergement compte des femmes dans ses activités tant d’encadrement que de sécurité et reçoit une formation sur les questions et les besoins liés au genre.
c Il existe un accompagnement psychosocial systématique et une continuité dans la prise en charge, de sorte que les femmes et les jeunes filles du domaine de l’asile puissent établir des relations de confiance.
d Les femmes et les filles de l’asile ont facilement accès à des thérapeutes (femmes) et à des professionnelles du domaine de la santé sexuelle et reproductive.
e Dans toutes les situations de prise en charge propices à l’expression de leur vécu, les femmes et les filles de l’asile victimes de violence peuvent facilement s’adresser à des interlocutrices.
f Les femmes et les filles de l’asile victimes de violence ont facilement accès aux programmes de soutien.
g Les femmes et les filles de l’asile victimes de violence reçoivent un soutien et un traitement adéquats, quel que soit le canton dans lequel elles séjournent et quel que soit le lieu où elles ont subi les actes en question.
Notes de bas de page
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