Publication finale

Le respect des droits humains, pilier d’une gouvernance d’entreprise durable

Publié le 05.10.2022

Introduction

Cas pratique : Des investisseurs institutionnels soucieux de mettre davantage les entreprises au service du bien commun

En 2018, Larry Fink, le PDG du premier gestionnaire d’actifs de la planète – BlackRock –, a adressé aux directions de sociétés une lettre ouverte intitulée A Sense of Purpose (Une raison d’être), dans laquelle il appelait les entreprises à se doter d’un modèle d’affaires qui tienne compte des enjeux de la société : « La société exige que les entreprises, à la fois publiques et privées, se mettent au service du bien commun. Pour prospérer au fil du temps, toute entreprise doit non seulement produire des résultats financiers, mais également montrer comment elle apporte une contribution positive à la société. Les entreprises doivent bénéficier à l’ensemble de leurs parties prenantes, dont les actionnaires, les salariés, les clients et les communautés dans lesquelles elles opèrent.1»

Cas pratique: La prévention des violations des droits humains, une mission relevant de la gestion d’entreprise

Compte tenu du rejet, en novembre 2020, de l’initiative pour des multinationales responsables, le contre-projet indirect adopté par le Parlement est entré en vigueur le 1er janvier 2022. En vertu de ce texte, les entreprises seront tenues de prévoir, dans leur système de gestion, un devoir de diligence dans certains thèmes liés aux droits humains :

Art. 964j al. 1 CO : « Les entreprises [...] doivent respecter les devoirs de diligence dans la chaîne d’approvisionnement et en rendre compte dans un rapport, lorsqu’elles : [...] 2. offrent des biens ou des services pour lesquels il existe un soupçon fondé de recours au travail des enfants. »

Art. 964k al. 2 CO : « Elles identifient et évaluent les risques d’effets néfastes dans leur chaîne d’approvisionnement. Elles élaborent un plan de gestion des risques et prennent des mesures en vue de réduire au minimum les risques constatés. »

En raison, notamment, de la mondialisation de l’économie et de la complexification des chaînes d’approvisionnement, les entreprises voient s’alourdir de plus en plus le bilan humain et environnemental de leurs activités par-delà les frontières. Aussi, la mise en cause d’entreprises dans le cadre de graves affaires d’atteintes à l’environnement et aux droits humains a très tôt suscité une remise en question de la place occupée par ces acteurs au sein de la société, un débat que la mondialisation n’a fait qu’aviver, en particulier à partir des années 19902.

Le cœur de la question est donc ici de savoir quels buts poursuit une entreprise, quels principes régissent sa conduite et quels intérêts priment dans le cadre de ses activités. Dans les années 1960 a vu le jour, sous l’impulsion de Milton Friedman, une théorie de la gouvernance d’entreprise qui s’est pendant longtemps imposée3. Selon celle-ci, une entreprise a pour seul devoir de défendre les intérêts de ses actionnaires. Il s’ensuit que les activités sociales revêtent un caractère purement volontaire et ne sont autorisées que dans la mesure où elles n’ont aucune incidence négative sur les bénéfices : « [...] l’entreprise a une seule et unique responsabilité sociale : utiliser ses ressources et mener des activités afin de maximiser ses profits, tout en respectant les règles du jeu [...] »4.

Conformément à cette théorie dite des actionnaires, la direction opérationnelle d’une entreprise doit répondre des bénéfices réalisés devant les propriétaires de la société. À noter que Milton Friedman englobe dans le terme rules of the game (règles du jeu) non seulement le cadre légal, mais aussi les principes éthiques et sociaux fondamentaux5. Dans cette logique, la promotion du développement (macro)économique participerait donc à la recherche de l’intérêt général6.

Contrairement à la théorie du primat de l’actionnaire, la théorie dite des parties prenantes ne se concentre pas exclusivement sur les intérêts des bailleurs de fonds, mais associe aux activités des entreprises d’autres parties concernées telles que les membres du personnel, la clientèle, les fournisseurs, les organisations non gouvernementales, les communautés locales et l’environnement7. Cette approche, qui présente les entreprises comme des « organismes moraux investis d’une responsabilité éthique et sociale » et non comme de simples agents économiques8, aborde la notion d’intérêts durables des entreprises en renvoyant aux « intérêts combinés de tous les intervenants concernés par les activités exercées »9. Dans cette perspective, il n’y a pas qu’envers ses actionnaires que s’engage une entreprise, elle doit aussi rendre des comptes à d’autres parties prenantes touchées par ses activités10. Dans la théorie des parties prenantes, le but de l’entreprise va au-delà des objectifs financiers pour englober des objectifs sociaux comme la poursuite d’une croissance durable, la mise en place de conditions de travail équitables et égalitaires et l’instauration d’une responsabilité sociale et écologique sur le long terme11.

Alors qu’ils adhéraient sans réserve à la thèse des actionnaires, certains des plus grands groupements d’entreprises au monde ont, au cours des dernières années, opéré un changement de paradigme vers une vision de la gouvernance d’entreprise axée sur les parties prenantes. Ainsi, Larry Fink, le PDG de BlackRock, le premier gestionnaire d’actifs de la planète, a déclaré en 2018 que les entreprises devaient bénéficier à l’ensemble de leurs parties prenantes – dont les actionnaires, les salarié·e·s, la clientèle et les communautés dans lesquelles elles opèrent –, soulignant la nécessité pour une entreprise, publique comme privée, de poursuivre un but social de façon transparente (voir à ce sujet le cas pratique présenté en introduction)12. Relevons également le manifeste 2020 du Forum économique mondial (FEM), dans lequel l’institution défend l’idée selon laquelle le but d’une entreprise est d’impliquer tous ses partenaires dans la création d’une valeur commune et pérenne13. Notons aussi qu’en 2019, l’association de PDG américain·e·s U.S. Business Roundtable a adopté une position similaire dans une déclaration14.

Comme le montre l’analyse à laquelle nous nous livrons ci-après, la responsabilité des entreprises vis-à-vis de la société est une préoccupation qui, si elle ne date pas d’hier, a néanmoins acquis au fil du temps une signification nouvelle. Le présent chapitre a pour objectif, à l’aide d’évolutions normatives récentes sur le devoir de diligence des entreprises et d’une sélection d’initiatives traitant du but de l’entreprise en droit des sociétés, de mettre en évidence à quel point la conduite responsable des entreprises et le respect des droits humains et des normes environnementales font aujourd’hui partie intégrante de la gouvernance d’entreprise. Nous conclurons notre propos en formulant des recommandations quant à la manière de favoriser plus avant les modèles d’affaires durables en Suisse.

Analyse

La responsabilité sociétale des entreprises à travers les époques

L’idée selon laquelle les entreprises doivent assumer, au sein de la société, une mission sociale qui va au-delà de la création de bénéfices n’est pas nouvelle15. En effet, on attendait déjà des entreprises dans la Grèce antique qu’elles se mettent au service du bien commun et ne placent pas les intérêts économiques au-dessus de ceux de la collectivité16. Durant le Moyen Âge, eu égard à l’autorité morale détenue par l’Église catholique, les activités économiques étaient perçues de manière critique, de sorte que les marchands étaient tenu·e·s d’aider la frange la plus défavorisée de la population17. Même à l’époque du mercantilisme, marquée par un fort soutien public à l’économie, il était important que les entreprises agissent dans l’intérêt de leur nation, car c’était alors l’État qui rendait possible l’essor économique en intervenant dans le commerce18.

Dans le sillage de la Révolution industrielle amorcée au XVIIIe siècle, les entreprises privées, fortes de leur puissance, se sont totalement détachées des obligations sociales qui les liaient jusqu’alors à l’État et à la société19. La concurrence économique et la soif de bénéfices des entreprises ont alors entraîné une détérioration continue des conditions de travail et de rémunération20. Cette situation a notamment débouché, dès la fin du XIXe siècle, sur l’introduction de normes nationales minimales dans le domaine de la sécurité et de la santé au travail. L’adoption d’un régime international a suivi en 1919, avec la fondation de l’Organisation internationale du travail (OIT)21. La consécration légale de normes minimales en matière de droit du travail a notamment obligé les entreprises à prendre en compte non seulement la rentabilité, mais aussi des intérêts d’autres parties prenantes, et plus particulièrement ceux des travailleurs·euses22.

Les années 1950 ont marqué l’émergence d’approches fondées sur le caractère volontaire de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE)23, une notion qui, selon une définition proposée par la Commission européenne en 2001, s’entendait comme « l’intégration volontaire des préoccupations sociales et écologiques des entreprises à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes »24. Depuis 2011, l’institution a abandonné le critère relatif à la nature volontaire de la RSE pour décrire plus généralement ce concept comme « la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société »25. Pour illustrer concrètement la RSE, citons notamment l’engagement des entreprises dans le domaine des conditions de travail, de l’environnement, du bénévolat et de l’action caritative26. Cette approche globale de la RSE ainsi que la théorie des parties prenantes soulignent la nécessité de prendre en compte les intérêts de la société dans les activités économiques27.

La mondialisation a amené un nombre croissant d’entreprises à délocaliser les risques liés aux droits humains et à l’environnement vers des États étrangers, et plus particulièrement vers ceux présentant un cadre règlementaire faible – un phénomène qui porte atteinte à l’efficacité des lois nationales en vigueur dans les pays de domiciliation, dont la portée se limite généralement au territoire considéré28. C’est la raison pour laquelle, depuis le début du XXIe siècle, toujours plus d’initiatives nationales et internationales voient le jour dans le but d’obliger juridiquement les entreprises à respecter les droits humains et l’environnement dans l’exercice de leurs activités, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières29.

Ces nouveaux mouvements sont nés de la conviction que les mesures volontaires adoptées par les entreprises ne suffisent pas à prévenir les incidences négatives des activités économiques sur les droits humains et l’environnement ni à remédier efficacement à leurs conséquences30. Ils démontrent par ailleurs que les entreprises n’opèrent pas dans une bulle, mais au sein d’un système de valeurs morales et juridiques en constante évolution31.

But de l’entreprise et devoir de diligence en matière de droits humains

À l’échelle tant nationale qu’internationale, on dénombre toujours plus d’initiatives normatives publiques visant à imposer aux entreprises un devoir de diligence en matière d’environnement et de droits humains. Les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (UNGP) adoptés en 2011 par le Conseil des droits de l’homme jettent les fondements à cet égard32. Les dispositions et instruments contraignants décrits dans la section suivante, qui ont trait à la Suisse et à l’Union européenne, ont pour objectif d’amener les entreprises à tenir compte dans leur processus décisionnel des intérêts non seulement des actionnaires, mais aussi de toute personne subissant des retombées de leurs activités (pour d’autres exemples de lois instaurant un devoir de diligence en matière de droits humains, voir le chapitre 13).

Dispositions légales et autres instruments suisses

En Suisse, les avancées dans le domaine de l’économie et des droits humains trouvent notamment leur source dans les UNGP33 et les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales34 ainsi que dans la directive européenne sur la publication d’informations non financières35 et le règlement européen sur les minerais provenant de zones de conflit36.

Comme exemples de dispositions légales contraignantes en Suisse, citons les obligations de faire rapport sur des questions non financières ainsi que les devoirs de diligence applicables aux grandes entreprises dans le domaine du travail des enfants et des minerais provenant des zones de conflit, deux instruments adoptés par le Parlement en 2020 et entrés en vigueur le 1er janvier 2022 (voir à ce sujet le cas pratique présenté en introduction)37. En vertu des obligations de faire rapport susmentionnées, les entreprises sont tenues de « rend[re] compte des questions environnementales, notamment des objectifs en matière de CO2, des questions sociales, des questions de personnel, du respect des droits de l’homme et de la lutte contre la corruption » (art. 964b, al. 1, CO). Ajoutons que le rapport doit être signé par l’organe suprême de direction de l’entreprise (art. 964c, al. 1, CO).

Les devoirs de diligence instaurés dans le domaine du travail des enfants et des minerais provenant des zones de conflit imposent en outre aux entreprises de mettre en place un système de gestion et d’élaborer une politique relative à la chaîne d’approvisionnement en vue d’identifier et d’évaluer les risques d’effets néfastes (art. 964k CO). Il est à noter que l’organe suprême de direction doit aussi rapporter annuellement sur la mise en œuvre des devoirs de diligence (art. 964l CO).

Ce nouveau régime contraint les entreprises – à commencer par l’échelon de la direction – à intégrer, à leur culture d’entreprise et donc aussi à leur gouvernance, des exigences notamment liées à des questions sociales et environnementales et à respecter ces prescriptions dans l’ensemble de leurs processus.

Afin de compléter ces règles obligatoires, le Conseil fédéral a exposé, dans ses plans d’action relatifs, d’une part, à la RSE38 et, d’autre part, aux entreprises et aux droits humains39, sa vision quant à la conduite que doivent adopter les entreprises dans le cadre de leurs activités économiques. Ainsi, celui-ci attend

« [...] des entreprises domiciliées et/ou actives en Suisse qu’elles s’acquittent dûment de leurs responsabilités en matière de droits de l’homme, indépendamment du lieu où elles opèrent et qu’elles intègrent des procédures de diligence raisonnable en matière des droits de l’homme. Dès lors, les entreprises suisses doivent prévenir toute incidence négative sur les droits de l’homme. »40

Le renforcement de la responsabilité des entreprises en Suisse et à l’étranger est également au cœur de la « Stratégie pour le développement durable 2030 », dont les objectifs consistent notamment à ce que les entreprises basées ou actives en Suisse « mettent en œuvre une conduite responsable, en tenant compte notamment des conditions de travail, des droits de l’homme et de l’environnement dans toutes leurs activités commerciales, en Suisse et au niveau international »41 et « assument leur responsabilité pour l’ensemble de leurs activités, en Suisse comme à l’étranger, conformément aux normes et directives RSE internationalement reconnues »42. En outre, la Confédération invite aussi l’économie privée à « définir des objectifs ambitieux pour ses propres contributions au développement durable, à créer des modèles d’affaires appropriés et à faire part des progrès réalisés en la matière »43.

À l’image de l’évolution internationale, la Suisse a récemment opéré un change- ment de paradigme vers une conduite des entreprises axée sur les parties prenantes44. Ainsi, alors qu’en 2002, le « Code suisse de bonne pratique pour le gouvernement d’entreprise » définissait encore la gouvernance d’entreprise comme étant l’« intérêt des actionnaires »45, cette notion a fait place en 2014 à celle d’« intérêts durables des entreprises »46. Cette modification traduit le constat suivant : ce n’est pas en se focalisant exclusivement sur les actionnaires qu’un conseil d’administration honorera son devoir légal47 de fidélité envers les intérêts de l’entreprise, mais au contraire en prenant en considération, dans sa conduite des aûaires, les risques et les intérêts liés à d’autres parties prenantes48. Dans nos recommandations, en fin de chapitre, nous proposons une liste des intérêts qui pourraient entrer dans cette définition.

Instruments de l’Union européenne

Il ressort d’études commanditées par l’Union européenne que les obligations de faire rapport sur des questions non financières ainsi que les instruments de diligence sectoriels actuellement en place ne suffisent pas à garantir que les entreprises mettent en œuvre une approche fondée sur les risques et articulée autour de la notion de parties prenantes. Aussi l’Union européenne a-t-elle lancé une initiative visant à instaurer un devoir de diligence général et contraignant en matière de droits humains49. En mars 2021, le Parlement européen a ainsi adopté un rapport contenant des recommandations à l’intention de la Commission européenne quant à l’élaboration d’une directive en la matière50. L’objectif consiste à aboutir à une norme mondiale sur la question de l’entrepreneuriat responsable51 ainsi qu’à prévenir et à atténuer les incidences négatives sur les droits humains et l’environnement52.

Bonne pratique : Des grandes entreprises du secteur de l’énergie respectueuses du climat

Les actionnaires d’ExxonMobil et de Chevron sont engagé·e·s en faveur de modèles d’affaires respectueux du climat (mai 2021) :

  • La majorité des actionnaires d’ExxonMobil a décidé, contre de la volonté de la direction, de remplacer trois membres du conseil d’administration par de nouveaux·elles candidat·e·s sensibles aux enjeux climatiques. À l’origine de ce changement, on trouve la société d’investissement militante Engine No. 1 qui, si elle ne détient pas plus de 0,02 % du capital de l’entreprise, a su convaincre la plupart des investisseurs.
  • Les actionnaires de Chevron ont accepté une proposition visant à accroître les efforts de réduction d’émissions de CO2 de l’entreprise et à inclure dans la stratégie de celle-ci les émissions qui ne sont qu’indirectement générées par les activités exercées, à savoir les émissions dites de catégorie 3 telles que celles rejetées par les consommateurs·trices finaux.

Ces nouvelles règles s’appliquent aux grandes entreprises ainsi qu’aux PME qui sont cotées en bourse ou opèrent dans des secteurs à haut risque sur le plan des droits humains et de l’environnement53. La participation des parties prenantes concernées doit être assurée à tous les stades de la mise en œuvre du devoir de diligence54. Par « parties prenantes », il convient d’entendre les personnes dont les droits et les intérêts sont touchés par les activités d’une entreprise, et notamment les travailleurs·euses, les communautés locales, les enfants, les peuples autochtones et les actionnaires. Sont également considérées comme telles les organisations qui œuvrent en faveur de la bonne gouvernance et du respect des droits humains et des normes sociales et environnementales telles que les organisations de la société civile et les syndicats55. Tous les organes concernés de l’entreprise (administration, direction, surveillance) doivent veiller à ce que les activités et la finalité de celle-ci respectent les droits humains et les normes environnementales56.

Dans une étude traitant des devoirs incombant aux dirigeant·e·s d’entreprise (intitulée Directors’ Duties), publiée en juillet 2020, la Commission européenne est elle aussi parvenue à la conclusion que seul un mécanisme européen permettra de garantir une gouvernance d’entreprise cohérente et durable dans les différents États membres57. Ce constat s’appuie sur le fait que les règles régissant la gouvernance d’entreprise varient fortement d’un pays à l’autre et que l’absence de démarche durable dans ce domaine finira, à terme, par avoir de graves répercussions sur un grand nombre de parties prenantes dans toute l’Union européenne. Afin d’assurer un développement durable, il serait dès lors essentiel d’instaurer une approche coordonnée ainsi qu’un cadre identique pour toutes les entreprises58. Le rapport formule diverses pistes de solution, qui vont de mesures de sensibilisation à des dispositions contraignantes, en passant par des recommandations59. Une voie envisagée consiste à combiner ces nouvelles règles à la proposition exposée précédemment d’instaurer un devoir de diligence obligatoire60.

Élargissement de la notion de but de l’entreprise en droit des sociétés : au-delà du simple but lucratif

Le droit suisse des sociétés

En droit suisse des sociétés, la poursuite d’un but économique et, dès lors, d’un but lucratif, constitue la règle, tandis que la poursuite d’un but idéal – c’est- à-dire la « promotion d’intérêts tiers sous réserve du maintien de la solvabilité »61 –, représente l’exception62. Si la poursuite d’un but lucratif n’est pas un principe explicitement inscrit dans le droit des sociétés, il « s’impose toutefois comme une évidence aux yeux du législateur »63. C’est au travers de son but thématique, fixé dans ses statuts et susceptible d’être modifié, qu’une entreprise détermine la manière dont elle réalise des bénéfices64. Le choix d’une orientation lucrative n’empêche pas une entreprise de poursuivre par ailleurs des objectifs sociaux et environnementaux. Toutefois, sur le plan des droits humains, des problèmes surgissent lorsque l’entreprise accorde la priorité aux seuls intérêts (financiers) des actionnaires et que la maximisation des bénéfices prend le pas sur le respect des droits humains et de l’environnement.

Dans la suite du présent chapitre, nous présentons deux exemples de régimes tirés du droit français et américain qui autorisent les entreprises, parallèlement à la poursuite d’un but lucratif, à défendre des intérêts sociaux et environnementaux. La consécration légale de telles « incitations » permet d’amener les entreprises à inscrire des considérations liées à la durabilité dans leur culture et à les concevoir comme une facette de leur but. Dans les recommandations à l’intention du législateur formulées à la fin du présent chapitre, nous montrons quelle forme cette solution pourrait revêtir en Suisse.

La loi PACTE en France

En 2019 déjà, la France a promulgué une loi qui correspond à la vision de Larry Fink citée en introduction. La loi PACTE65, dont l’objectif consiste notamment à repenser la place des entreprises dans la société66, comporte trois approches qui méritent d’être analysées ici.

  1. Ce texte complète l’art. 1833 du code civil français (CCF) – dont l’al. 1 dispose que « toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés » –, par l’introduction d’un al. 2 prévoyant que « la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité »67. Applicable à l’ensemble des entreprises françaises, cette disposition additionnelle vient élargir le concept de but lucratif visé à l’art. 1832 CCF68.
  2. En son art. 1835, le CCF innove en permettant aux entreprises de préciser dans leurs statuts une « raison d’être »69, qu’il définit comme les principes qu’une entreprise se fixe et pour lesquels elle entend affecter des moyens. Si ce concept se réfère aussi à l’intérêt de l’entreprise (ou « intérêt social »), il dépasse cependant cette notion, pour établir un lien avec l’humain et la question de la vocation des entreprises au sein de la société70.
  3. Les entreprises ont désormais la possibilité d’obtenir la qualité de«société à mission »71. Pour ce faire, elles doivent inscrire dans leurs statuts un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux et répondre aux conditions opérationnelles déterminées dans la loi, telles que la désignation d’un organisme tiers pour la vérification de l’exécution des missions72.

Bonne pratique : La raison d’être d’Atos

En 2019, Atos est la première société française cotée en bourse à avoir permis à ses actionnaires de voter sur la mission de l’entreprise :

« Notre mission est de contribuer à façonner l’espace informationnel. Avec nos compétences et nos services, nous supportons (sic) le développement de la connaissance, de l’éducation et de la recherche dans une approche pluriculturelle et contribuons au développement de l’excellence scientifique et technologique. Partout dans le monde, nous permettons à nos clients et à nos collaborateurs, et plus généralement au plus grand nombre, de vivre, travailler et progresser durablement et en toute confiance dans l’espace informationnel. »

Le régime des benefit corporations

Depuis 2010, 37 États américains73 ont adjoint, à leur droit traditionnel des sociétés, des régimes permettant aux entreprises à l’impact positif avéré sur la société et l’environnement d’accéder au statut de benefit corporation74. Il s’agit d’une catégorie particulière de personnes morales qui, parallèlement à la poursuite d’un but lucratif, s’engagent à se mettre au service du bien commun. En ce sens, les benefit corporations sont donc comparables aux sociétés à mission françaises, car elles inscrivent dans leur finalité la promotion d’un « bénéfice public spécifique ». Il leur incombe de démontrer la création effective du bénéfice considéré et de rendre leurs activités publiques sous une forme normalisée et transparente. Étant donné que le droit américain accorde en principe la primauté aux intérêts des actionnaires, la forme juridique de la benefit corporation permet aux dirigeant·e·s d’entreprises de davantage tenir compte des intérêts d’autres parties prenantes sans qu’on puisse le leur reprocher.

Bonne pratique : Maryland Corporations and Associations Code de 2010, chap. 5 à. 6C

La 2010 Maryland Corporations and Associations Code est la première loi sur les benefit corporations aux États-Unis. Elle contient les dispositions suivantes :

Art. 1, let. d) : Sont notamment considérés comme bénéfices publics spécifiques :

(1) la fourniture de produits ou de services avantageux à des personnes ou à des collectivités ;

(2) la promotion de possibilités économiques à l’intention d’individus ou de collectivités allant au-delà de la création d’emplois dans le cours ordinaire des affaires ;

(3) la préservation de l’environnement ;

(4) l’amélioration de la santé humaine ;

(5) la promotion des arts, des sciences ou l’avancement des connaissances ;

(6) l’amélioration de l’accès aux capitaux des entités poursuivant un but d’utilité publique ;

(7) l’accomplissement de toute autre prestation particulière en faveur de la société ou de l’environnement75.

Conclusion

À l’heure actuelle, les entreprises ne doivent plus seulement maximiser leurs bénéfices et, par là, servir les intérêts des seul·e·s actionnaires. On attend plutôt d’elles qu’elles assument d’autres responsabilités envers la société. Cette dernière ayant besoin d’une gouvernance d’entreprise durable, axée sur l’être humain et l’environnement, des règlementations nationales et supranationales allant précisément en ce sens ont vu le jour.

Dans une approche normative, le devoir de diligence des entreprises doit dépasser les seuls intérêts économiques, et donc comprendre les enjeux et risques sociétaux. Les dispositions en la matière se fondent sur une acception plus large de la notion de risque commercial, laquelle va au-delà des risques encourus par l’entreprise pour englober ceux que les activités exercées font peser sur les parties prenantes concernées. Dans cette logique, les répercussions négatives des activités économiques sur les droits humains et l’environnement doivent donc figurer dans la stratégie de l’entreprise et dans la gestion des risques, même lorsque ce n’est pas l’entreprise elle-même, ou ses bénéfices, qui sont en danger. Comme exemples récents de normes de ce type, citons les directives et lois introduites dans l’Union européenne, en Suisse et dans d’autres pays, qui instaurent des obligations de faire rapport sur des questions non financières ou des devoirs de diligence généraux ou sectoriels. L’élargissement du devoir de diligence classique aux préoccupations sociales et environnementales participe positivement à la mise en œuvre, par les entreprises, de leur responsabilité sociale.

Une autre approche consiste à définir de manière plus large la notion de but de l’entreprise en droit des sociétés. Citons ici comme exemple la loi PACTE française ou le régime des benefit corporations aux États-Unis, lesquels prévoient expressément la possibilité pour une entreprise d’inscrire dans sa finalité, outre la réalisation de béné†ces, des objectifs de nature sociale et environnementale. La mention explicite de ces objectifs dans la législation permet d’éviter que les entreprises, lors de leur création, n’aient le réflexe de considérer la rentabilité comme l’enjeu suprême et unique.

Comme en témoignent les multiples évolutions survenues dans le domaine de la gouvernance d’entreprise durable, les « rules of the game » évoquées par Milton Friedman se sont modifiées au cours des dernières décennies. Un nouveau consensus fondé sur des valeurs a émergé au sein de la société : si l’on veut faire des droits humains une réalité durable dans un contexte économique, il est indispensable que le respect de ces libertés fondamentales fasse partie intégrante de la stratégie et du but de l’entreprise. Les répercussions considérables de la crise liée au coronavirus sur l’économie et la société ainsi que le rôle central joué par les entreprises dans la prévention des pandémies et la lutte contre leurs conséquences devraient encore consolider ce consensus. Si le débat normatif autour de la gouvernance d’entreprise axée sur les droits humains ne fait que commencer, il ne marque pas moins le franchissement d’un cap.

Recommandations

Au pouvoir législatif

Pour une protection efficace des droits humains en Suisse :

a Le code civil contient un article relatif au « mode des activités » des organes des personnes morales (art. 55bis CC [nouveau]) : « Les organes d’une personne morale veillent fidèlement aux intérêts de celle-ci ainsi qu’à ceux des agents touchés par ses activités, dans le respect des principes de durabilité. »
b La teneur des devoirs de diligence et de †délité incombant aux membres du conseil d’administration d’une société anonyme est précisée comme suit (art. 717 CO, ajout indiqué en italique) : 1 « Les membres du conseil d’administration, de même que les tiers qui s’occupent de la gestion, exercent leurs attributions avec toute la diligence nécessaire et veillent fidèlement aux intérêts de la société ainsi qu’à ceux des agents touchés par ses activités, dans l’esprit d’une gouvernance d’entreprise durable. »
c Un alinéa relatif aux personnes dont les intérêts sont à protéger dans le cadre des devoirs de diligence et de fidélité incombant aux membres du conseil d’administration d’une société anonyme est introduit (art. 717 CO) : nouveau1bis « Parmi les intérêts des personnes touchées par les activités de l’entreprise figurent notamment les intérêts des actionnaires, des membres du personnel, des communautés locales, des peuples autochtones, des enfants ainsi que des organisations qui œuvrent en faveur de la bonne gouvernance et du respect des droits humains ainsi que des normes sociales et environnementales. »

Aux entreprises

Pour une protection efficace des droits humains en Suisse :

d La notion de « gouvernement d’entreprise » visée dans le « Code suisse de bonnes pratiques pour le gouvernement d’entreprise » est précisée comme suit (ajout indiqué en italique) : « Le gouvernement d’entreprise désigne l’ensemble des principes axés sur la poursuite d’intérêts durables des entreprises qui, tout en sauve- gardant la capacité de décision et l’efficacité, visent à instaurer au plus haut niveau de l’entreprise la transparence et un rapport équilibré entre direction et contrôle. Ces intérêts englobent ceux de l’ensemble des agents touchés par les activités de l’entreprise, qu’il s’agisse, par exemple, des actionnaires, des membres du personnel, des communautés locales, des peuples autochtones, des enfants ou des organisations qui œuvrent en faveur de la bonne gouvernance et du respect des droits humains ainsi que des normes sociales et environnementales. Dans le cadre de leurs processus de diligence, les entreprises doivent garantir une consultation effective de ces parties prenantes. »
Notes de bas de page
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