Publication finale

Cadre règlementant les activités des entreprises : vers un devoir de diligence complet en matière de droits humains ?

Publié le 05.10.2022

Introduction

Cas pratique : Initiative pour des multinationales responsables

Le 29 novembre 2020, l’initiative populaire « Entreprises responsables – pour protéger l’être humain et l’environnement », plus connue sous le nom d’« Initiative pour des multinationales responsables », a échoué, ne parvenant pas à rallier la majorité des cantons. Cette initiative demandait que les entreprises suisses respectent aussi à l’étranger tant les droits humains reconnus dans des conventions internationales que les normes environnementales, et répondent de leurs actes en cas d’infraction. Si elle avait été acceptée, les entreprises suisses auraient été tenues de mettre en place un régime de diligence raisonnable fondé sur les risques afin d’identifier les effets préjudiciables de leurs activités sur l’environnement et les droits humains garantis par des conventions inter- nationales, de prendre des mesures pour prévenir et limiter ces conséquences néfastes ainsi que de remédier aux atteintes et de rendre compte des étapes de leur démarche.

En lieu et place, c’est le contre-projet adopté par les Chambres fédérales en juin 2020, fortement édulcoré par rapport à l’initiative, qui est entré en vigueur le 1er janvier 2022, en même temps que l’ordonnance d’exécution du Conseil fédéral1. S’inspirant en partie des normes déjà en vigueur de l’Union européenne (UE) et de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), ce texte introduit une obligation de faire rapport sur des questions non financières et un devoir de diligence limité aux sujets du travail des enfants et des minerais provenant de zones de conflit.

L’un des arguments avancés par les adversaires d’un devoir de diligence complet en matière de droits humains était que la Suisse allait faire cavalier seul, affaiblissant ainsi sa place économique, un inconvénient que seule une démarche coordonnée sur le plan international permettrait d’éviter2.

Toutefois, de nouveaux rapports et études, publiés notamment par l’UE et par l’Allemagne, montrent que les initiatives volontaires et la présentation de rapports ne suffisent pas à garantir de façon adéquate le respect des droits humains par les entreprises3. L’approche dite sectorielle (ou thématique) fait elle aussi de plus en plus l’objet de critiques, car en mettant l’accent sur certains domaines et droits humains précis, elle contrecarre l’intégration dans la culture des entreprises d’une vision holistique de leur responsabilité.

Dans ce chapitre, nous présentons les tenants et aboutissants du devoir de diligence en matière de droits humains et en expliquons la teneur. Nous retraçons l’évolution du cadre règlementaire dans différents pays depuis l’adoption en 2011 par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme4, avant de démontrer que l’introduction d’un devoir de diligence complet en matière de droits humains, adapté aux risques et se greffant sur les normes internationales, constitue aussi pour la Suisse le modèle à mettre en place ces prochaines années. Dans les recommandations faites en guise de conclusion, adressées aux pouvoirs législatif et exécutif, nous montrons comment concrétiser ce devoir de diligence et quelles mesures adopter pour en faciliter l’application par les entreprises.

Analyse

Obligation de protection des États

En droit international, ce sont en premier lieu les États qui sont sujets d’obligations en matière de droits humains, de sorte que les conventions internationales n’imposent pas aux particuliers (comme les entreprises, par exemple) d’obligation de respecter ces droits dans l’exercice de leurs activités, à quelques exceptions près5. Les obligations des États découlent notamment des instruments des Nations Unies, de l’Organisation internationale du travail (OIT) et du Conseil de l’Europe6. Elles se classent en trois catégories7 :

  1. L’obligation de respecter les droits humains (« duty to respect ») : l’État ne peut pas s’ingérer dans l’exercice des droits individuels. Il peut cependant limiter certains droits, à condition que cette restriction se fonde sur une base légale, serve un intérêt public et soit proportionnée.
  2. L’obligation de protéger (« duty to protect ») : l’État est tenu de protéger les droits reconnus par les conventions internationales contre tout risque, comme les abus commis par des tiers ou les dangers naturels. S’agissant des relations entre particuliers, l’État s’acquitte de cette obligation notamment en adoptant des dispositions légales, comme des obligations, des interdictions ou des normes pénales.
  3. L’obligation de garantir les droits humains (« duty to fulfil ») : l’État doit poser le cadre juridique, institutionnel et procédural requis pour faciliter l’exercice des droits humains.

Depuis les années 1970, de plus en plus de voix se sont élevées pour demander de mettre aussi les entreprises face à leurs responsabilités envers les droits humains, en raison du poids politique et économique croissant des multinationales et de diverses atteintes massives aux droits humains et à l’environnement attribuables à ces entreprises.

Dans le sillage de ces revendications, les Nations Unies ont lancé plusieurs initiatives visant à adopter un code de conduite contraignant pour les entreprises transnationales. Toutefois, les États membres ne sont pas parvenus à se mettre d’accord sur la nécessité de considérer les entreprises comme des sujets d’obligations au regard du droit international8.

Étant donné que toutes les tentatives lancées jusqu’ici pour instaurer un régime contraignant de responsabilité des entreprises en matière de droits humains ont échoué à l’échelon international, c’est surtout en droit interne que des avancées restent possibles (s’agissant des options des États, voir les recommandations conclusives). Divers pays, dont la Suisse, la France et l’Allemagne, ont, pour honorer leur obligation de protection, promulgué des lois afin que les entreprises adoptent une conduite responsable en matière de droits humains.

Devoir de diligence en matière de droits humains

De la diligence en matière de gestion à la diligence en matière de droits humains

Dans les années1960, l’économiste étasunien Milton Friedman imposa sa conception de la responsabilité des entreprises : celles-ci étant exclusivement redevables à leurs propriétaires, leur seule et unique responsabilité sociale serait d’augmenter leur bénéfice dans le respect du cadre légal9. En conséquence, la diligence en matière de gestion aurait pour unique objet les intérêts de l’entreprise et viserait à prévenir les risques et les dommages pour les entreprises10. Cette conception du devoir de diligence des entreprises, de plus en plus contestée depuis les années 1980, a évolué pour tenir toujours mieux compte des intérêts d’autres parties prenantes, bien que l’accent soit resté mis, dans un premier temps, sur les risques auxquels sont exposées les entreprises11. Cette approche ne s’intéressait aux droits humains que du moment qu’ils avaient pour corollaire un risque pour l’entreprise, par exemple lorsque les violations concernaient les employé·e·s de l’entreprise ou pouvaient porter atteinte à son image.

Avec la mondialisation de l’économie et des chaînes d’approvisionnement, les risques des entreprises ont été de plus en plus transférés dans d’autres pays. Il découle de cette évolution des effets préjudiciables pour les droits humains d’autrui, effets qui ont contribué à placer les risques auxquels ces droits sont exposés au centre de l’activité des entreprises, aux côtés des risques d’entreprise12.

En 2011, le Conseil des droits de l’homme a adopté à l’unanimité les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (Principes directeurs)13, qui font non seulement référence aux obligations déjà contractées par les États de protéger les droits humains, mais confèrent aussi aux entreprises la responsabilité de ces mêmes droits. Cette formulation souligne que si les entreprises ne sont pas, au regard du droit international, des sujets d’obligations envers les droits humains, elles n’en ont pas moins une responsabilité dans ce domaine, selon la vision unanime des États membres. Cette responsabilité s’articule autour de l’application d’un devoir de diligence en matière de droits humains.

Comme d’autres résolutions du Conseil des droits de l’homme, les Principes directeurs ne sont certes pas contraignants du point de vue formel, mais ont été très rapidement repris par de nombreux instruments nationaux et internationaux et servent actuellement de cadre de référence mondial en ce qui concerne les mécanismes permettant d’identifier et d’apprécier l’impact des activités des entreprises sur les droits humains14.

Teneur du devoir de diligence instauré par les Principes directeurs

Le devoir de diligence en matière de droits humains instauré par les Principes directeurs implique que les entreprises doivent analyser non seulement les risques qu’elles-mêmes encourent, mais aussi les effets préjudiciables de leurs activités sur les droits humains. De la sorte, la portée de la notion de risque applicable aux activités des entreprises s’étend substantiellement, ce qui se reflète dans les critères applicables au devoir de diligence, désormais pris dans son sens large. Le devoir de diligence devient ainsi la pierre d’angle de la responsabilité des entreprises en matière de droits humains15. Il comprend, outre la formulation d’une politique d’entreprise fondée sur les droits humains et la création de mécanismes de réparation ou la participation à des mécanismes existants, les éléments fondamentaux suivants16 :

  1. l’identification et l’évaluation de toutes les incidences négatives effectives ou potentielles sur les droits humains, qu’une entreprise cause, auxquels elle contribue ou qui sont directement liés à ses activités, produits et services ;
  2. la prise en compte des conclusions des études d’impact sur les droits humains dans tous les processus pertinents de l’entreprise et l’adoption des mesures qui s’imposent pour faire cesser, prévenir ou atténuer les effets préjudiciables de ses activités sur les droits humains ;
  3. le contrôle de l’effectivité des mesures prises et des procédures mises en place ;
  4. la publication d’informations sur la politique appliquée par l’entreprise pour remédier aux effets préjudiciables de ses activités sur les droits humains ainsi que sur les procédures engagées pour garantir des pratiques respectueuses des droits humains.

La portée du devoir de diligence est notamment fonction de la taille de l’entreprise, des risques qu’elle pose pour les droits humains, de la nature de ses activités et du cadre dans lequel ces dernières se déroulent17. Les éléments fondamentaux de ce devoir de diligence ont été repris dans les Principes de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales (revus en 2011)18, dans la Déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale de l’OIT (modifiée en 2017)19, dans d’autres instruments internationaux ainsi que dans des lois nationales applicables au domaine des entreprises et des droits humains20. En Suisse, ces quatre éléments du devoir de diligence ont été les piliers de l’initiative pour des multinationales responsables dont il est question plus haut21.

Présenté en août 2021 par les Nations Unies, le troisième projet révisé d’instrument international juridiquement contraignant visant à règlementer les activités des entreprises s’inspire lui aussi de cette démarche22. Finalement, la proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité publiée par la Commission européenne le 23 février 2022 se réfère elle aussi au devoir de diligence encadré dans les Principes directeurs des Nations Unies et ceux de l’OCDE23.

Initiatives règlementaires visant à promouvoir la conduite responsable des entreprises en dehors de la Suisse

Obligations de transparence et de publication d’informations non financières

L’une des premières mesures contraignantes prises en Europe en matière de conduite responsable des entreprises a été l’adoption de la directive RSE 2014/ 95/UE24, en vertu de laquelle les États membres doivent mettre en œuvre, dans leur droit interne, des exigences accrues en matière de publication d’informations non financières par les grandes entreprises (500 salarié·e·s et plus). Celles-ci doivent inclure dans leur rapport de gestion des informations relatives aux « questions environnementales, aux questions sociales et de personnel, de respect des droits de l’homme et de lutte contre la corruption », ainsi qu’à leur modèle d’affaires et aux procédures de diligence raisonnable mises en œuvre25. Le règlement UE 2019/2088 sur la publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers instaure d’autres obligations de transparence26.

Des obligations de transparence sont aussi prévues dans les instruments de lutte contre l’esclavage moderne et la traite des êtres humains. Ainsi, la loi du Royaume-Uni contre l’esclavage moderne27, la loi australienne éponyme28 et la loi californienne sur la transparence dans les chaînes d’approvisionnement29 exigent des grandes entreprises qu’elles présentent un rapport sur les mesures qu’elles prennent pour supprimer la traite des êtres humains et l’esclavage dans leurs chaînes logistiques. Néanmoins, seule la loi australienne précise les points devant faire l’objet du rapport, les autres laissant les entreprises libres de déterminer la forme et la teneur de la reddition des comptes, de sorte que celles-ci peuvent par exemple se limiter à indiquer ne pas avoir pris de mesures pour combattre ces phénomènes30.

On observe des initiatives dans le domaine des minerais également. L’article 1502 de la loi Dodd-Frank de 2010 oblige les entreprises cotées en bourse aux États-Unis utilisant des minerais de conflit provenant de la République démocratique du Congo et des pays limitrophes à rendre compte des mesures qu’elles prennent pour honorer leur devoir de diligence dans la chaîne d’approvisionnement de ces minerais31. Quant au Processus de Kimberley, qui a mis en place en 2003 une démarche internationale de certification pour les diamants bruts, il a été l’une des premières initiatives de transparence dans le domaine des minerais de conflit. En excluant du commerce de diamants les lots non munis d’un certificat, il permet d’éviter que le produit du négoce de ces pierres précieuses provenant de zones en conflit serve à alimenter les conflits existants, en finançant par exemple des achats d’armes32.

Les obligations de transparence et de publication d’informations non financières peuvent amener les entreprises à aborder certains sujets relevant des droits humains et à rendre publiquement compte des mesures qu’elles prennent dans ces domaines33. Il s’avère toutefois que ces obligations n’ont souvent pas l’effet escompté34. La Commission européenne a donc soumis en 2021 au Parlement un projet de nouvelle directive régissant la publication d’informations en matière de durabilité, qui énonce en détail les obligations de publication en matière de durabilité et les étend aux PME35.

L’approche thématique : le devoir de diligence appliqué à des domaines concrets

Ces dernières années, de plus en plus d’initiatives visant à mettre en place des devoirs de diligence thématiques sont venues compléter les obligations de publication d’informations non financières :

  • Bois et produits dérivés : avant même l’adoption des Principes directeurs des Nations Unies, le Parlement européen avait approuvé le règlement 995/ 2010 sur le bois, entré en vigueur en 2013, qui a constitué le premier régime contraignant de diligence raisonnable en matière de protection de l’environnement. Ce règlement oblige les entreprises à évaluer et à atténuer les risques sur l’ensemble de leur chaîne d’approvisionnement, afin de réduire la probabilité d’importer du bois et des produits dérivés issus de coupes illégales36.
  • Minerais de conflit : le règlement 2017/821 de l’UE, en vigueur depuis le 1er janvier 2021, établit un devoir de diligence en matière de droits humains pour les minerais issus de zones de conflit ou à haut risque37, afin d’amener les entreprises à identifier, tout au long de leurs chaînes d’approvisionnement, les effets préjudiciables réels et potentiels liés à l’acquisition de certains minerais de conflit – l’étain, le tantale, le tungstène et leurs minerais ainsi que l’or – et à éviter ou atténuer les atteintes aux droits humains. Ce règlement oblige tous les importateurs – personnes physiques et personnes morales – à prendre toute une série de mesures en accord avec les Principes directeurs des Nations Unies et ceux de l’OCDE.
  • Travail des enfants et travail forcé : en 2019, le Parlement néerlandais a adopté une loi38 pour imposer aux entreprises un devoir de diligence en matière de travail des enfants39. Cette loi n’est pas en vigueur, d’une part parce que ses dispositions d’exécution n’ont pas été adoptées et, d’autre part, parce que le gouvernement néerlandais a entrepris d’évaluer l’ensemble de sa politique en matière de conduite responsable des entreprises (voir infra). Le sénat australien a quant à lui approuvé un projet de loi interdisant l’importation de marchandises produites en partie ou en totalité en ayant recours au travail forcé40.

Le régime obligatoire de diligence raisonnable en matière de droits humains dans certains domaines précis – qui va au-delà de la simple publication d’informations – présente l’avantage d’amener les entreprises à prendre des mesures visant à éviter ou à atténuer les effets préjudiciables de leurs activités sur les droits humains visés. Cette approche permet aussi de tenir compte dans la législation de besoins propres à chaque sujet ou secteur. Elle présente toutefois le danger de placer les entreprises actives dans différents secteurs de l’économie face à une grande variété de normes contradictoires. En outre, dans la perspective des droits humains, c’est en particulier le caractère sélectif de cette approche qui pose problème, car les droits humains jouent un rôle important dans tous les secteurs économiques et l’établissement d’une hiérarchie entre ces droits enfreint le principe de leur indivisibilité41.

Bonnes pratiques : Guides sectoriels de l’OCDE

En plus de ses principes directeurs généraux à l’intention des entreprises multinationales, l’OCDE a aussi formulé six guides sectoriels pour aider les gouvernements, les entreprises, la société civile et les salarié·e·s à parvenir à une communauté de vues sur la mise en œuvre des normes en matière de devoir de diligence :

  • Guide sur le devoir de diligence pour le prêt d’entreprises et la souscription de titres (2020) ;
  • Guide sur le devoir de diligence applicable aux chaînes d’approvisionnement responsables dans le secteur de l’habillement et de la chaussure (2020) ;
  • Conseils pratiques aux entreprises pour identifier et lutter contre les pires formes de travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement en minerais (2020) ;
  • Guide sur le devoir de diligence pour des chaînes d’approvisionnement responsables en minerais provenant de zones de conflit ou à haut risque (3e édition, 2019) ;
  • Guide sur le devoir de diligence pour un engagement constructif des parties prenantes dans le secteur extractif (2017) ;
  • Guide sur les filières agricoles responsables (2016).

Devoirs de diligence légaux de portée générale : les dernières tendances en Europe

La France est le premier pays à avoir, en 2017, inscrit dans sa législation, en l’occurrence dans son code de commerce, un devoir de diligence complet en matière de droits humains et d’environnement42. En juin 2021, l’Allemagne43 (voir l’exemple ci-dessous) et la Norvège44 lui ont emboîté le pas en adoptant des bases légales spécifiques45. Ces trois lois ont cela en commun de satisfaire à plusieurs exigences essentielles (mais pas toujours à toutes) des Principes directeurs en matière de devoir de diligence à l’égard des droits humains. Pour le reste, elles diffèrent foncièrement l’une de l’autre, que ce soit pour leurs motifs, leur champ d’application et la portée du devoir de diligence.

Exemple : Loi allemande sur le devoir de diligence dans les chaînes d’approvisionnement

Le Bundestag en Allemagne a adopté la loi sur le devoir de diligence dans les chaînes d’approvisionnement46 le 16 juillet 2021. À l’article 3, les devoirs de diligence sont énumérés :

« Les entreprises sont tenues d’honorer de façon appropriée dans leurs chaînes d’approvisionnement les devoirs de diligence à l’égard des droits humains et de l’environnement définis dans les présentes afin de prévenir ou d’atténuer les risques pour les droits humains et l’environnement ou de faire cesser les infractions aux obligations en matière de droits humains ou d’environnement. Les devoirs de diligence sont les suivants :

1) la mise en place d’un système de gestion des risques ;
2) la désignation d’un service responsable au sein de l’entreprise ;
3) la réalisation d’analyses périodiques des risques ;
4) la publication d’une déclaration de principe ;
5) la mise en place de mesures de prévention dans la sphère d’activité de l’entreprise et à l’égard des fournisseurs directs ;
6) l’adoption de mesures de réparation ;
7) la mise en place d’un mécanisme de plaintes ;
8) la mise en œuvre des devoirs de diligence à l’égard des risques posés par les fournisseurs indirects et
9) l’archivage des données et la publication de rapports. »

L’article 20 de la loi allemande relative au devoir de diligence (Instruments) complète le régime de diligence raisonnable de portée générale en prévoyant la possibilité de fournir d’autres aides à l’application de la loi pour les différents secteurs :

« L’autorité compétente publie des informations, des instruments et des recommandations sectoriels ou intersectoriels concourant au respect de la présente loi et se concerte à cet égard avec les autorités responsables des domaines concernés. »

L’adoption de la loi norvégienne était motivée non seulement par la protection des droits humains, mais aussi par la nécessité d’informer l’opinion publique sur les mesures mises en place par les entreprises pour identifier et évaluer les effets préjudiciables de leurs activités sur les droits humains47. La loi allemande a en revanche été adoptée parce que les entreprises n’ont manifestement pas répondu aux attentes découlant du Plan national d’action pour la mise en œuvre des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux droits de l’homme et aux entreprises : alors que l’objectif contraignant était de 50 %, seulement 13 à 19 % des entreprises avaient satisfait aux exigences formulées par ce plan durant la période étudiée48.

Les trois lois ne concernent que les entreprises d’une certaine taille : la loi norvégienne s’applique déjà aux entreprises de taille moyenne (à partir de 50 salarié·e·s), l’allemande aux grandes entreprises (à partir de 1000 salarié·e·s )49 et la française aux très grandes entreprises (à partir de 5000 salarié·e·s)50. Les deux dernières exigent des entreprises qu’elles honorent leur devoir de diligence non seulement à l’égard des droits humains, mais aussi en matière de protection de l’environnement.

Une évolution se dessine également aux Pays-Bas, où un projet de loi promouvant la conduite responsable des entreprises a été présenté en mars 2021, qui prévoit lui aussi d’imposer aux grandes entreprises un devoir de diligence complet en matière de droits humains et de protection de l’environnement51. Cette loi est l’aboutissement d’une évaluation générale de la politique néerlandaise en matière de conduite responsable des entreprises52. Si elle était adoptée, elle abrogerait la loi relative au devoir de diligence en matière de travail des enfants, pas encore entrée en vigueur (voir supra), étant donné que le champ d’application de cette dernière est moins étendu.

Ces dernières années, l’UE a été, aux côtés de quelques pays européens, l’un des moteurs d’un modèle de régime de diligence raisonnable complet et contraignant dans les domaines des droits humains et de l’environnement. L’initiative pour une gouvernance d’entreprise durable vise à « mieux aligner les intérêts des entreprises, de leurs actionnaires et dirigeants, des parties prenantes et de la société » et à aider « les entreprises à mieux gérer les questions liées à la durabilité dans leurs opérations et leurs chaînes de valeur en ce qui concerne les droits sociaux et les droits de l’homme, le changement climatique, l’environnement, etc. »53. Dans ce cadre, la Commission européenne a présenté le 23 février 2022 une proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité54. La proposition établit un devoir de vigilance des entreprises basé sur les Principes directeurs des Nations Unies et ceux l’OCDE en matière de droits humains et de l’environnement. Le devoir de vigilance s’adresse en principe à toutes les sociétés employant plus de 500 personnes et réalisant un chiffre d’affaires net supérieur à 150 millions d’euros à l’échelle mondiale. Les entreprises avec des activités dans des secteurs particulièrement exposés aux risques, tels que le secteur textile ou celui des matières premières, sont déjà sujets à ce devoir quand elles emploient plus de 250 personnes et réalisent un chiffre d’affaires net de 40 millions d’euros et plus à l’échelle mondiale. Les devoirs de vigilance s’appliquent aussi aux entreprises de pays tiers actives dans l’UE dont le seuil de chiffre d’affaires réalisé dans l’UE et supérieur à 150 millions d’euros, ou à 40 millions d’euros dans les secteurs particulièrement exposés aux risques55.

Bonne pratique : Guide de l’OCDE

En 2011, l’OCDE a adopté le Guide sur le devoir de diligence pour une conduite responsable des entreprises. Il fournit aux agents économiques des outils pratiques pour honorer leur devoir de diligence à l’égard des droits humains tel que défini dans les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales.

Plusieurs arguments parlent en faveur de l’adoption à l’échelon de l’UE d’un régime de diligence raisonnable en matière d’entreprises et de droits humains : l’harmonisation des règles applicables, la sécurité juridique qui en découle pour toutes les entreprises actives ou domiciliées sur ce territoire et l’instauration de conditions de concurrence loyales et égales pour tous. À défaut d’un tel régime, la Commission met en garde contre le risque d’aboutir, dans un avenir proche, à un patchwork de lois, étant donné que les trois pays mentionnés ci-dessus ne sont pas les seuls à s’être attelés à la révision de leur législation en matière de conduite responsable des entreprises56. L’adoption d’un devoir de diligence complet a aussi les suffrages des défenseurs·euses des droits humains, et cela pour deux raisons : il s’applique aux entreprises de toutes les branches économiques et n’a pas pour corollaire l’établissement d’une hiérarchie entre les droits humains.

La voie suisse : ce n’est qu’un début

Comme nous l’avons indiqué plus haut, l’initiative pour des multinationales responsables – qui demandait l’inscription dans la Constitution fédérale d’un devoir de diligence complet pour les entreprises suisses – a certes été approuvée par le peuple, mais rejetée par une majorité des cantons. Le Parlement a adopté en juin 2020 le contre-projet indirect à l’initiative populaire, qui introduit une obligation de transparence sur des questions non financières et des devoirs de diligence en matière de minerais de conflit et de travail des enfants. Ce projet est entré en vigueur à l’expiration du délai référendaire57. Les nouvelles dispositions ont été intégrées au code des obligations et précisées par une ordonnance d’exécution du Conseil fédéral, entrée en vigueur le 1er janvier 202258.

En vertu de la modification du code des obligations, les grandes entreprises dont le total du bilan dépasse 20 millions de francs, qui réalisent un chiffre d’affaires d’au moins 40 millions de francs et dont l’effectif est d’au moins 500 emplois à plein temps en moyenne annuelle devront rédiger chaque année un rapport sur les questions non financières59, qui portera notamment sur les questions environnementales, les questions sociales, les questions de personnel, le respect des droits humains et la lutte contre la corruption en Suisse et à l’étranger. Ce rapport devra contenir les informations qui sont nécessaires pour comprendre l’évolution des affaires, la performance et la situation de l’entreprise ainsi que, dans la mesure où elles sont nécessaires à la compréhension de la situation, les incidences de son activité sur les différentes parties prenantes60.

En vertu de leurs devoirs de diligence en matière de minerais de conflit et de travail des enfants, les entreprises devront notamment mettre en place un système de gestion, définir une politique d’approvisionnement, établir une cartographie des risques et présenter chaque année un rapport61. S’agissant des minerais de conflit, le respect des devoirs de diligence doit en outre faire l’objet d’une vérification par un·e expert·e indépendant·e, comme une société de révision62. Dans ses dispositions d’exécution, le Conseil fédéral peut préciser la portée des devoirs de diligence et déterminer quelles entreprises (les PME, par exemple) en sont exemptées63.

En adoptant ce régime, la Suisse entend s’aligner sur les normes européennes en vigueur en matière de publication d’informations non financières et de devoirs de diligence relatifs aux minerais de conflit. Les nouvelles règles suisses s’inspirent par ailleurs aussi des guides de l’OCDE sur les minerais de conflit et le travail des enfants, ainsi que de la loi néerlandaise relative au devoir de diligence en matière de travail des enfants.

Comparée aux initiatives législatives en cours dans l’UE et dans certains pays, la Suisse se situe, après la modification du code des obligations, au milieu du peloton. Certes, elle a adopté pour la première fois des mesures contraignantes en vue d’obliger les entreprises à assumer leurs responsabilités à l’égard des droits humains, mais elle va moins loin que l’Allemagne, la France ou la Norvège par exemple ou encore que les Principes directeurs des Nations Unies ou de l’OCDE applicables aux entreprises multinationales. Sa législation présente par conséquent les avantages et inconvénients de la publication d’informations non financières et des devoirs de diligence limités à certains domaines, que nous avons détaillés ci-dessus.

Conclusion

Quelques États et l’UE ont entrepris d’inscrire le devoir de diligence dans leur législation, car l’expérience a montré que les initiatives d’autorégulation des entreprises et les mesures non contraignantes prises par les États ne suffisaient généralement pas pour que les entreprises assument leurs responsabilités envers les droits humains, telles que formulées dans les Principes directeurs des Nations Unies et de l’OCDE, et remédient aux effets préjudiciables de leurs activités sur ces droits.

Ces États ont commencé par des obligations de publication d’informations non financières, notamment sur les droits humains, puis ont introduit des régimes de diligence raisonnable en matière de minerais de conflit et de travail des enfants, avant de devenir toujours plus nombreux ces dernières années (c’est le cas notamment de la France, de l’Allemagne et de la Norvège) à inscrire dans leurs lois un devoir de diligence de portée générale en matière de droits humains. D’autres pays européens, mais aussi l’UE, sont sur le point de leur emboîter le pas.

Les tendances qui se dégagent des initiatives législatives en cours dans le domaine de la conduite responsable des entreprises concernent aussi la Suisse et son économie mondialisée. À cet égard, le Conseil fédéral a souligné à diverses reprises l’importance d’harmoniser le processus législatif suisse avec cette évolution.

Les dispositions en vigueur en Suisse concernant la publication d’informations non financières et les devoirs de diligence en matière de minerais de conflit et de travail des enfants, applicables uniquement aux grandes entreprises, ne vont que partiellement dans le sens de cette harmonisation64. Par ailleurs, divers·es auteur·e·s ont prouvé que ces deux approches ne produisaient pas les effets es- comptés, pas même pour les entreprises visées par la loi. Cependant, les nouvelles dispositions du code des obligations n’auront qu’une importance mineure pour les entreprises suisses présentes dans les pays de l’UE, puisque ces dernières devront s’adapter, à court ou moyen terme, aux dispositions plus ambitieuses de nos voisins et de Bruxelles. Bien que les nouvelles règles de transparence et de devoir de diligence en matière de minerais de conflit et de travail des enfants viennent à peine d’entrer en vigueur, on constate déjà qu’elles devront être suivies, en Suisse aussi, par d’autres mesures vers un devoir de diligence complet à l’égard des droits humains.

Quel que soit le cadre législatif, un nombre toujours croissant d’entreprises et de fédérations patronales sont favorables à l’adoption d’un devoir de diligence complet. En s’engageant sans équivoque à respecter les conventions internationales, les entreprises non seulement s’assurent une meilleure sécurité juridique et des conditions de concurrence loyales et égales pour tous (level playing field), mais consolident aussi leur position de négociation avec leurs partenaires commerciaux (en Europe et ailleurs), au sein de leur chaîne d’approvisionnement et au-delà, tout en soignant leur réputation et leur attrait pour les salarié·e·s, les partenaires commerciaux, les investisseurs·euses et les client·e·s. Ces parties prenantes attendent en effet toujours plus d’elles qu’elles respectent les droits humains et protègent l’environnement65.

Dès lors, l’adoption d’un régime complet de diligence raisonnable à l’égard des droits humains n’est pas avant tout synonyme de risques pour les États et les entreprises, mais plutôt l’occasion de doter les activités commerciales d’un cadre règlementaire durable, novateur et en phase avec les attentes de la société.

Recommandations

Au pouvoir législatif

Pour une protection efficace des droits humains en Suisse :

a Une nouvelle base légale institue un régime de diligence raisonnable complet applicable à toutes les entreprises, fondé sur les Principes directeurs des Nations Unies et de l’OCDE et permettant aux entreprises une mise en œuvre fondée sur les risques.
b Dans l’ensemble du système juridique, les exigences auxquelles les entreprises doivent satisfaire pour honorer leur devoir de diligence en matière de droits humains sont cohérentes.
c Des incitations encourageant les entreprises à assumer leurs responsabilités en matière de droits humains sont inscrites dans la loi, par exemple des critères fondés sur les droits humains appliqués au droit des marchés publics (LMP) ou aux accords de libre-échange.

Aux autorités chargées d’appliquer le droit

Pour une protection efficace des droits humains en Suisse :

d Les autorités prêchent par l’exemple en appliquant elles-mêmes des normes fondées sur les droits humains à leurs activités économiques.
e Grâce à une stratégie de communication claire, les entreprises sont informées des obligations qui leur incombent en raison de leur devoir de diligence en matière de droits humains.
Notes de bas de page
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